Femme journaliste au paradis de la testostérone
MANAUS (Brésil), 1er juillet 2014 - Dans un bar bondé de Manaus, au cœur de la forêt amazonienne, je filme des fans anglais à la veille du premier match de l'Angleterre contre l’Italie, le 13 juin.
Il doit faire 40 degrés. Pas un souffle d’air et une humidité qui donne l’impression d'être constamment plongée dans une piscine.
Je porte un k-way au-dessus de mon t-shirt et la chaleur devient insupportable.
Un dilemme cependant : je fais face à une tablée de quinze hommes, un alignement de bouteilles devant eux.
Je sais que si j’entame le mouvement de dé-zipper mon K-way, sifflements et commentaires en tout genre vont fuser dans ma direction. Malaise.
Que faire? J’attends cinq minutes… Dix minutes… C'est intenable. La chaleur m’étouffe.
[Ziiiiiiip] K-way enlevé.
(Une seconde plus tard)
[sifflements] x 5 minutes
[yououhouuuuuuuuuuuuu] x 15 supporters anglais [applaudissements + tout le bar se retourne en se demandant ce qu’il se passe] x 5 minutes
Rien de grave en fin de compte: pas d’insultes, pas de violence, juste beaucoup de bruit. Certains trouveraient cela flatteur.
Une expérience somme toute familière pour une grande partie de la gent féminine. Si ce n’est que caméra au poing et en pleine coupe du monde de football, les réactions dans ce registre sont décuplées.
Et pourtant, en ce qui me concerne, l’habitude ne rend pas la chose moins désagréable, et c’est probablement l’aspect de mon travail de JRI (journaliste reporter d’images) que je redoute le plus pendant ce mondial. J’étais bien moins anxieuse avant d’aller couvrir une manifestation à São Paulo qu’à l’idée de filmer toute seule un groupe d’hommes dans un bar. Car je sais qu’à chaque fois on me traite avant tout comme une femme plutôt que comme une journaliste.
Sur ce mondial, je dirais que plus de 80% des journalistes sont des hommes. En vidéo, je suis sans exception la seule femme dans les conférences de presse. L’AFPTV remonte les statistiques car 50% de notre équipe Coupe du Monde est constituée de femmes. En revanche, l’équipe photo ne compte qu’une seule femme sur 51 photographes. Une prédominance masculine qui, je pense, est le résultat de longues années de monopole sur le journalisme sportif. Jusqu’ici les femmes ont mis une croix sur le football, se résignant à accepter qu'elles s'y trouvaient hors-jeu. Il est par ailleurs indéniable que les sirènes de l’art et la maîtrise du ballon rond charment plus les hommes que les femmes. Il suffit de regarder les supporteurs qui ont fait le déplacement au Brésil: l’immense majorité sont des hommes.
Julie Jammot, JRI basée à Londres, a elle aussi été surprise par toute cette testostérone autour du mondial. « J’avais envisagé une bonne partie des difficultés qui allaient se présenter: les journées sans fin, la langue, la conduite seule, stressante, sur des routes défoncées sous la pluie la nuit. Mais l’environnement ultra-masculin, non », m’écrit-elle quand je lui demande de me raconter son expérience.
Entre Recife, Natal et Salvador, Julie a rencontré toutes sortes de fans, et souligne que leur nationalité a souvent moins d’impact sur leur comportement que leur taux d’alcoolémie. Il y a ceux qui « essaient de t’embrasser à la fin d’une interview. Ceux qui se la jouent “charmeurs” en t’attrapant par la nuque pour te coller un bisou sur chaque joue. Parfois je n’ai même pas le temps de voir à qui appartenait la main baladeuse qui m’a caressé les cheveux. Il y a aussi ceux qui veulent prendre des photos, ou les invitations à prendre un verre “une fois que tu auras fini de filmer.” »
« Au final, à certains gestes près, c’est gérable… mais fatigant et insultant », conclut Julie.
Cette dernière phrase résonne, je pense, avec de nombreuses expériences de femmes journalistes. On prend sur soi, car c’est une condition sine qua non pour exercer ce métier qui nous passionne. Se plaindre officiellement des comportements décrits ci-dessus ne nous viendrait pas à l’esprit, un peu comme si nous craignions que cela soit retenu contre nous lorsqu’il s’agira de décider qui ira couvrir le prochain événement sportif, la prochaine manifestation ou le prochain conflit armé (en fait, précise Marie-Noëlle Valles, chef du service vidéo de l'AFP, « raconter qu’on a été en butte au sexisme ne sera jamais, jamais retenu contre un(e) journaliste au moment de le/la sélectionner pour une nouvelle mission ; c’est un élément du débrief des risques encourus comme un autre et il ne saurait être disqualifiant »).
Cependant, même si ce n’est « rien de grave » dans la liste des choses qui peuvent arriver à un journaliste sur le terrain, c’est en effet extrêmement fatiguant à la longue. Et très frustrant, car on ne peut rien faire pour se défendre. Répondre à ce genre de commentaires sexistes, quand on a une caméra de grande valeur entre les mains et qu’on est seule au milieu d’une foule, ça veut dire qu’on cherche les ennuis. Tout au plus on lance un regard tueur, mais on se tait et on fait mine de n’avoir rien entendu pour préserver le peu de fierté qui nous reste.
Cela étant dit, mes collègues hommes, eux, m’ont tous traitée sans exception d’égale à égal pendant ce mondial. Un fait qui vaut d’être souligné car ça n’a pas toujours été le cas lors d’autres reportages. Ici au Brésil, quand on me propose de porter un de mes cinq sacs, c’est par courtoisie professionnelle et non parce que je suis une femme.
Car en fin de compte, comme l’écrit Julie, « le plus dur ce n’est pas d’être une fille, mais de bosser toute seule dans ces conditions ». Les aides sont bien-sûr grandement appréciées. Mais porter le trépied d'une journaliste alors qu’elle se presse d'arriver à temps à une conférence de presse, caméra en bandoulière, câbles audio autour du cou et ordinateur ouvert à la main, c’est du bon sens, pas de la galanterie mal placée.
Ne vous leurrez pas, une femme qui couvre la Coupe du Monde souffre davantage des commentaires trop lourds que du poids de son matériel.
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Céleste Jones est une journaliste vidéo basée au quartier général de l'AFP pour l'Amérique latine, à Montevideo.