Le géant au sommeil léger
Legaspi (Philippines) -- Je me souviens d’une photo quand j’étais enfant, dans un manuel scolaire, d’un fermier s’abritant de la pluie sous un cocotier, près du volcan Mayon. L’image de cette montagne, avec sa forme de cône parfait, est restée gravée dans ma mémoire. Je me suis toujours promis qu'un jour j'irai la voir pour de vrai.
Des années plus tard, étudiant à Manille, je pouvais l’admirer depuis le bus qui me ramenait à chaque vacance semestrielle dans ma province de l’est,. Dix ans après avoir entamé ma carrière de photojournaliste, j’ai pu enfin l’approcher en couvrant son éruption de 1994. Puis celle de 2009. Le Mayon a le sommeil léger.
Le 24 janvier, le bureau de Manille a dépêché une mission photo-vidéo à Legaspi, la ville située à ses pieds, deux jours après son réveil. Après dix heures de route nous sommes passés par Guinobatan, une municipalité sur les pentes du Mayon. Elle est pile sur la trajectoire des nuées ardentes du volcan.
En nous dirigeant ensuite vers la capitale régionale, j’ai vu une colonne de fumée gigantesque s’élever au-dessus du cratère, nimbé dans les nuages. Le Mayon nous accueillait en fanfare. Nous avons pilé avec la voiture, sauté dehors et pris des images. J’ai remarqué des habitants observant le volcan, pendant que d’autres portaient leurs masques de protection, en pestant que « la cendre va encore tomber ».
Nous sommes arrivés à notre hôtel à Legaspi à la tombée de la nuit. Puis avons filé aussitôt à Lignon Hill, une colline au nord de la ville et au pied de la montagne, où les vulcanologues employés par le gouvernement ont installé leur observatoire.
Dans le ciel nocturne, le Mayon a commencé à cracher de la lave et des cendres. Des rivières rouges de roches en fusion s’écoulaient sur ses flancs. Des dizaines de touristes prenaient la scène en photos. Chaque nouvelle émission de lave émettait une sorte de froissement lourd, comme la couronne d’un arbre secoué par un vent violent.
Nous avons passé les jours suivants à tourner dans la campagne, à la recherche de bons endroits pour photographier le volcan. Quand nous les avons trouvées, la pluie s’est mise à tomber. Et à tomber encore. Sans discontinuer, avant qu’ensuite le brouillard enveloppe le Mayon.
Je me suis dit alors que ce n’était pas un bon signe pour les habitants, et pour moi accessoirement, parce que la pluie contribue au risque de « lahars ». Le mot, indonésien et utilisé par les scientifiques, décrit des coulées de boue, constituées de cendre, de roche et de débris volcaniques, qui dévalent les pentes avant de détruire tout ce qui se trouve sur leurs passages, villages et vies humaines. Heureusement, il n’y en a pas eu cette fois.
Juste avant les pluies, je me suis rendu au milieu des cultures au pied du volcan. Deux arcs-en-ciel sont apparus pendant que je discutais avec un fermier. Il a eu l’air tout de suite préoccupé. Une légende locale veut que chaque apparition d’un arc-en-ciel près du Mayon annonce son éruption prochaine. Et là il n’y avait pas un mais deux arcs-en-ciel. J’ai opiné de la tête.
Le jour suivant, en contemplant le volcan en train de cracher une colonne de cendres dans les airs, j’ai repensé au récit du fermier. La colonne était petite, et je me suis rassuré comme je pouvais : les arc-en-ciel colorent simplement le ciel.
Pour couvrir le sujet, il me fallait aussi « la » photo résumant l’histoire, au pied du volcan. Désespérant un peu, avec mes collègues, de trouver l’endroit ad hoc, nous nous sommes aventurés jusqu’au village d’une zone dépeuplée par la crainte d’une éruption. Nous avons quitté la route et emprunté une piste défoncée.
Après une demi-heure nous avons atteint une rivière asséchée dont le lit était couvert de roches et de débris expulsés par le Mayon. J’ai trouvé un point haut de vue plus élevé pour observer la base du volcan, à 4 ou 5 km de là. J’avais sous les yeux la pente noircie de la montagne, ponctuée de restes de troncs d’arbres calcinés.
J’ai compris que c’est tout ce qui restait de la végétation après le passage à grande vitesse d’une vague de matière volcanique à très haute température. Ça m’a mis mal à l’aise, en me renvoyant à une expérience assez terrifiante lors de l’éruption d’un autre volcan philippin en 1991, le mont Pinatubo. J’ai échappé de peu ce jour-là au nuage pyroclastique qui a fait beaucoup de morts.
Je me suis dit alors que nous étions suffisamment près, avant de presser mes collègues de rebrousser chemin. Ce faisant, nous avons eu la surprise de croiser des résidents s’en retournant chez eux. Ils risquaient leur vie pour s’occuper de leurs fermes et de leurs animaux.
Le jour suivant, j’ai grimpé sur une colline pour obtenir une photo matinale du volcan. Ça n’a pas été chose facile, avec dix kilos d’équipement, sur un sentier glissant et encombré de pierres, à travers une végétation épaisse. Mais quelle joie en débouchant en haut, de contempler le cône parfait, grandiose, débarrassé de ses nuages et majestueux dans la lumière dorée du matin.
S’il était possible de tomber amoureux d’une montagne, ça ressemblerait à ce moment-là.