Neuf points jaunes
Barcelone (Espagne) -- L’angoisse m’étreignait. La peur d’un dérapage et du déclenchement de la violence. La Catalogne était à la Une après les violences policières ayant émaillé le référendum d’autodétermination interdit. Et demain, le 3 octobre, une manifestation monstre contre ces violences était prévue à Barcelone.
Retour sur un épisode oublié, et pourtant marquant, d'une crise qui est loin d'être finie.
J’avais à peine dormi. Une nuit passée à me retourner dans le lit de l’appartement Airbnb immense et sans âme que je partageais avec cinq collègues de l’AFP à Barcelone. Et pourtant vingt-quatre heures plus tard, je pourrais me dire avoir assisté à une sorte de miracle.
Mais en attendant, les images qui avaient fait le tour du monde me hantaient. Urnes en plastiques, balles en caoutchouc. Policiers en tenue de Madmax frappant des grand-mères. Manifestants en colère lançant des insultes face à un hôtel hébergeant d’autres agents espagnols envoyés en renfort.
Je suis Française et Espagnole. Née en France mais élevée à Madrid. Petite fille de militaire de Galice et d’une résistante alsacienne.
A Madrid, j’ai grandi pendant la Movida, quand tout n’était que fête pour la liberté retrouvée après la mort du dictateur Franco, dans un contexte de développement à 200 km/heure.
La Catalogne ?
L’avant-garde, les JO de 1992, une source de fierté et de piques parfois amères entre Madrilènes et Barcelonais. Comme Espagnole, cette histoire de rupture me donne le vertige.
Comme Française je n’y comprends rien.
Comme journaliste à l’Agence France-Presse j’essaie d’éviter les pièges et manipulations en tous genres. Ils viennent des sources de tout bord et du terrain sentimental: famille, proches, amis...
Cette nuit-là, donc, je n’arrivais pas à dormir. Que se passerait-il ? Comment organiser la couverture ? J’avais peur d’un dérapage et du déclenchement de la violence. La tension était devenue plus palpable. Des manifestations spontanées étaient rapportées dans différentes villes de la région …
Le lendemain, je percevais encore cette tension depuis le bureau de l’AFP à Barcelone, au cinquième étage d’un immeuble tout proche des Ramblas, l’avenue très touristique ensanglantée par un attentat islamiste en août . J’entendais le brouhaha des manifestants allant et venant dans un certain désordre depuis le début de matinée. La ville semblait livrée à ces jeunes qui chantaient fraternellement par moments et lançaient des insultes à l’attention des hélicoptères de la police à d’autres.
Perte de contrôle
Au téléphone, le porte-parole du premier syndicat de police espagnol, alarmé, m’avait dit que l’Etat avait perdu le contrôle de la Catalogne.
Vers 18h00 nous nous sommes distribué des plans de la ville. Chacun avait une position assignée. Certains des membres de l’équipe d’une quinzaine de personnes, envoyés spéciaux arrivant d’ailleurs en Europe, découvraient Barcelone. Photographes et vidéastes ont pris des casques et gilets protecteurs. Les médias espagnols craignaient ouvertement depuis plusieurs jours une spirale de violence en lien avec une possible tentative de sécession.
Dans la rue, j’ai vu des scènes qui m’ont rassurée.
Les manifestants avaient l’air bien pacifiques. J’ai même observé un couple – elle, drapeau espagnol noué autour du cou, lui, drapé dans celui des indépendantistes – s’enlaçant. Ils étaient unis contre la violence tout simplement.
Mais ensuite j’ai reçu un appel de Daniel Bosque, notre correspondant sur place. Il faisait état d’une discussion en tête du défilé. Certains voulaient sortir du parcours autorisé et manifester devant le siège de la police nationale à Barcelone, accusée de « répression » par les indépendantistes. Une mauvaise idée disaient d’autres, qui craignaient une confrontation.
J’ai pressé le pas. Soudain, des centaines, puis des milliers de personnes ont bifurqué vers le siège de la police en empruntant la Via Laietana, une avenue menant au port de Barcelone.
Ils criaient comme un seul homme « forces d’occupation dehors !!! ». Des milliers de personnes s’entassaient. Se déplacer devenait compliqué. J’écrivais à Dani, « reste sur le côté ». Anna Cuenca, envoyée spéciale de Paris, ajoutait un peu plus tard : « s’il se passe quelque chose ce sera ici ».
J’étais abonnée à des listes du réseau social Telegram qui annonçaient l’arrivée de « provocateurs », vers 21h00.
Mon obsession était de trouver une position en hauteur pour savoir dans ce magma de manifestants qui était qui, et en cas de troubles, qui avait commencé ? Qui avait frappé qui ?
J’ai pu me glisser dans l’immeuble juste en face du siège de la police. Et suis allée d’étage en étage. Au troisième, Maïte a ouvert. Retraitée et sympathisante du parti indépendantiste Esquerra republicana, elle m’a laissée entrer pour me permettre de faire mon travail correctement.
Pendant qu’elle me guidait dans un couloir qui m’a semblé infini, elle parlait à toute allure. « Je ne sais pas quand mon fils va arriver. Il devait rentrer d’un stage, j’espère qu’il va arriver vite », disait-elle en évoquant les messages d’alerte sur le danger de la manifestation.
Elle m’a fait entrer dans un petit salon où son mari tentait de se reposer, car comme moi, il n’avait pas pu dormir correctement la nuit précédente. La nuit tombait déjà sur Barcelone, et la pièce n’était éclairée que par l’éclat intermittent de la lumière de la télé.
Face à face inégal
Maïte a ouvert grand les portes-fenêtres du balcon. La clameur des manifestants s’est engouffrée dans la pièce.
Nous nous sommes penchées.
Il y avait peut-être 15 ou 20.000 personnes !!
Séparées de la police par des barrières et deux ou trois fourgons des Mossos, la police régionale, qui protégeaient le siège.
Il devait être 20h20 et notre inquiétude grandissait.
Maïte ouvrait grand les bras et disait « calme, calme » aux manifestants, qui ne voyaient manifestement pas les deux femmes les observant depuis le balcon de l’immeuble.
Je regardais les policiers, une quinzaine, déployés devant leur siège. Encaissant les insultes sans bouger. « Fils de putes » scandaient les manifestants massés devant eux.
Je pensais: « Et si les manifestants dérapent, lancent une bouteille de bière, des projectiles ? Ils se sentiront cernés et riposteront comme des animaux traqués ».
Points jaunes
Soudain, au loin, nous avons vu apparaître une dizaine de points jaunes, qui avançaient très lentement dans la foule compacte. Un phénomène très étrange s’est alors produit. Autour d’eux, des centaines puis des milliers de personnes ont commencé à bouger puis à rebrousser chemin. En quelques minutes, des milliers de personnes ont quitté la Via Laietana… En quelques minutes la moitié de l’avenue s’est vidée ! Comme une fourmilière qui se disperserait d’un coup.
Les points jaunes continuaient à avancer. Comme des extraterrestres arrivés de nulle part. Et les gens partaient.
Maïte et moi étions sidérées.
Ils ont finalement atteint la tête de la manifestation, face aux policiers. J’ai vu que c’était bien des humains, vêtus de jaune avec un casque de la même couleur.
Maïte les a reconnu. Ils portaient l’uniforme des associations de défense de la forêt (ADF), des groupements créés dans les années 1980 après un incendie très grave en Catalogne, qui se consacraient à la prévention des incendies : en nettoyant les bois, en luttant contre le feu. Leurs associations étaient respectées de tous.
Juste avant 21h00, il ne restait plus que quelques grappes de manifestants. C’en était fini de la manifestation compacte et menaçante.
Maïte et moi avons ressenti un immense soulagement. Nous nous sommes dit au revoir chaleureusement, comme deux femmes qui ont vécu un moment très intense ensemble.
J’étais encore habitée par l’image de ces hommes qui avaient défait une manifestation de plus de 15.000 personnes en quelques minutes et me suis jurée de chercher à en savoir plus. J’ai couvert bien des manifs… y compris les émeutes de Paris en 2005, mais je n’avais jamais vu un phénomène identique. D’habitude une manifestation « non contrôlée » ne se défait pas d’un coup. Elle traine en longueur jusqu’à l’exténuation des manifestants ou l’action des forces de l’ordre.
Je me suis interrogée, que se serait-il passé si les hommes en jaune n’étaient pas intervenus ? Peut-être rien du tout. Je ne le saurais jamais.
Les avis au bureau sont partagés. Je ne sais qu’une chose : cette journée du 3 octobre à Barcelone, avec près de 750.000 manifestants, s’est terminée dans le calme. Parfois une poignée d’hommes peut mener une foule au désastre, mais le contraire peut aussi arriver.
La rencontre
J’ai fini par identifier le petit groupe.
J’ai écrit à Marc, leur « chef » qui a accepté de me raconter leur histoire si je préservais leur anonymat. Je n’oublierai jamais le 4X4 jaune qui est venu me chercher dans une gare non loin de la montagne de Montserrat. Il m’a emmenée dans un local associatif où j’ai pu passer plusieurs heures à interroger cinq des neuf « hommes en jaune », qui étaient intervenus le 3 octobre.
J’étais surprise de découvrir leur jeune âge : Francesc, musicien, 18 ans comme Joël, étudiant en maintenance informatique ; Paul, acteur de 20 ans ; Marc, ambulancier de 25 ans… Seul Enric, un pompier professionnel, avait plus de 30 ans. Ils s’étaient rendus à Barcelone ce 3 octobre pour dénoncer la violence, même si politiquement, ils étaient de tous bords, indépendantistes ou non.
Marc, comme moi, s’était inquiété en voyant que « les plus radicaux étaient là ».
Un groupe de « filles » de l’association séparatiste Omnium avait alors demandé de l’aide au groupe. Elles n’arrivaient pas à démobiliser les manifestants. Et ces jeunes hommes pompiers bénévoles qui participent parfois aussi à des recherches en montagne sont allés de groupe en groupe, dans la manifestation, armés d’un simple haut-parleur.
Leurs mots étaient simples : “Il faut partir. Cette manifestation n’était-elle pas contre la violence ? ». « Partez ! »
“Et pourquoi nous? », leur demandaient certains. « Ils n’ont qu’à partir eux ! »
Paul, m’a assuré qu’il avait alors ressenti “plein d’émotions” mais “notre groupe ne faisait qu’un. C’est quelque chose qu’on a fait ensemble ».
J’ai demandé à Enric s’il avait eu peur. « Peur ? Mais oui, tout le temps. Si les gens s’étaient jetés sur la police, nous on était au milieu”.
Finalement la foule s’est dispersée. Le chef des Mossos (la police catalane) sur place est allé les voir et les a félicités. « Nous on se regardait et on se disait + nous avons fait du beau boulot aujourd’hui, comme quand on éteint un incendie+ », se souvient Enric en me montrant une photo où l’on voit les hommes en jaune s’enlacer comme dans une mêlée, pour fêter l’instant.
J’ai encore demandé à Enric : « que raconteras-t-u à tes enfants un jour Enric ? ».
Enric le catalan, et moi la madrilène nous sommes alors regardés sans rien dire, les yeux embués.