Dans l’ombre du monstre
KARO (Indonésie), 7 févr. 2014 – Le volcan Sinabung, dans l’île de Sumatra en Indonésie, s’est réveillé en 2010 après quatre siècles de sommeil et a connu plusieurs éruptions depuis. Le 1er février, après quelques semaines d’accalmie, sa fureur s’est soudainement déchaînée avec une violence terrible. Il s’est mis à cracher des rochers et des nuées ardentes hautes de jusqu’à deux kilomètres.
Seize personnes ont péri dans cette éruption spectaculaire. La région a été transformée en paysage apocalyptique, où des cadavres au visage enflé et à la langue pendante surgissent de l'épais manteau grisâtre.
Les correspondants locaux de l’AFP, Sutanta Aditya et Chaideer Mahyuddin, ont rapidement envoyé des images sidérantes des paysages dévastés et des immenses colonnes de fumée qui s’échappaient du volcan. Mais ils n’ont pas tardé à éprouver de sérieuses difficultés. A un moment, dans le village de Bekerah, ils se sont retrouvés à fuir à toute vitesse au milieu de villageois sous une pluie de cendres. Un collègue de l’agence d’Etat indonésienne Antara Foto les a pris en photo à ce moment-là.
Chaideer a raconté plus tard qu’à cet instant, il avait pensé qu’il ne reverrait jamais sa femme et ses enfants, mais il s’en est tiré avec des problèmes respiratoires qu’un médecin traditionnel a soulagés au bout de quelques jours.
L’éruption a pris un tour beaucoup plus tragique pour Sutanta. Deux de ses amis ont péri. Ils cherchaient à tourner un documentaire, et se sont trop approchés du monstre au moment précis où celui-ci entrait dans une violente colère. Après l’éruption, Sutanta a couru à toutes jambes vers le lieu où, pensait-il, ses amis étaient en train de travailler. Mais il ne les a jamais trouvés. Il a tenté désespérément de les joindre sur leurs portables, mais ils n’ont jamais décroché. Il s’est mis à errer, désemparé, à travers la campagne recouverte de cendres grises, mais il est tout de même revenu avec des photos qui ont été publiées dans les médias du monde entier.
Quant à moi, je suis arrivée au pied du volcan le 2 février. Ce n’est pas la première fois que je couvre une éruption en Indonésie. Le pays compte 129 volcans en activité, soit le nombre le plus élevé du monde. En 2006 et 2011, j’ai assisté aux éruptions du mont Merapi, sur l’île de Java, qui ont dévasté la région et fait des centaines de morts.
Tous les journalistes dépêchés sur place attendent nerveusement à la limite de la « zone dangereuse ». Il s’agit d’un no man’s land de cinq kilomètres de rayon autour du cratère. Les villageois qui habitaient à l’intérieur de ce périmètre ont tous été évacués. Toutes les victimes de l’éruption sont des gens qui se sont imprudemment aventurés à l’intérieur, pour la plupart des touristes locaux qui cherchaient à prendre des photos. Sous l’ombre menaçante du mont Sinabung, les reporters tournent en rond au milieu des sauveteurs, des villageois et des soldats, en attendant avec impatience que quelque chose se passe.
Arrive une équipe de secouristes qui s’apprête à pénétrer dans la zone interdite à la recherche de cadavres. Ils acceptent de prendre des journalistes avec eux, mais pas plus de six. Beaucoup d’entre nous hésitent : accompagner cette équipe revient à s’approcher de très près d’un volcan extrêmement actif qui a tué plusieurs personnes quelques jours plus tôt. Après avoir brièvement pesé le pour et le contre, je m’avance et j’inscris la première mon nom sur la liste.
Et puis, au dernier moment, nous voyons un autre détachement de sauveteurs revenir de l’intérieur de la zone dangereuse. Ils n’ont rien trouvé. Du coup, notre mission à nous est annulée.
C’est heureux. Car à peine une demi-heure plus tard, le mont Sinabung entre dans une formidable éruption. Les cendres incandescentes sont projetées à des kilomètres en hauteur. A ce moment-là, je suis dans ma voiture en train de transmettre des images depuis mon ordinateur portable. J’aperçois un policier qui s’avance vers le volcan pour prendre des photos avec son téléphone portable. Je le suis. Je sens l’adrénaline monter en moi alors que je photographie et je filme l’incroyable spectacle, mais je me rends compte aussi que la situation devient de plus en plus dangereuse.
Le mont Sinabung, tout proche, émet un monstrueux champignon de fumée noire et dense qui se déplace tout doucement dans le ciel. Mon cœur bat à toute vitesse. Des sauveteurs courent dans la direction opposée, certains me font de grands signes de la main pour m’enjoindre de déguerpir. C’est une expérience effrayante, quoique moins dramatique que celle vécue par Sutanta et Chaideer.
Je finis par rebrousser chemin. Au volant de ma voiture, je fonce vers une zone plus éloignée du danger. Sur le bord du chemin, je rencontre des villageois qui observent l’éruption. Les grondements du volcan s’atténuent et la fumée semble se dissiper.
Nous autres, journalistes, débarquons en masse dès qu’une éruption violente se produit. Mais les habitants de la région subissent presque tous les jours les explosions, suivies de pluies de cendres et de roches, depuis que le mont Sinabung a commencé à se réveiller il y a environ cinq mois. Plus de 30.000 personnes ont dû quitter leurs maisons à la hâte, laissant tout derrière elles pour s’entasser dans des refuges. Leurs récoltes ont été dévastées par les cendres volcaniques, et leurs villages situés au pied du volcan sont devenus des villages fantômes.
Adek Berry est une photojournaliste basée à Jakarta qui travaille pour l'AFP.