Hipstamatic en haute mer
A BORD DU CHARLES DE GAULLE, 10 mars 2015 – Nous embarquons à Bahreïn fin février. Il s’agit de passer cinq jours en mer pour assister au déploiement du porte-avions français Charles-de-Gaulle dans le cadre de la lutte contre le groupe Etat islamique. Cette ville flottante de 2.000 habitants appareille pour une mission de huit semaines dans le Golfe.
Les porte-avions sont un environnement plutôt familier pour moi. Pendant les différentes guerres du Golfe et pendant le conflit en Afghanistan, j’ai eu plusieurs fois l’occasion d’embarquer sur ce type de vaisseau avec les marines française et américaine. Mais cette fois, je peux travailler différemment.
J’ai photographié cette série au moyen d’Hipstamatic, une application pour smartphone. Je pars du principe qu'il est payant d’avoir une approche novatrice du sujet, en plus des photos traditionnelles d’avions au décollage ou à l’appontage.
Bien sûr, quand on couvre un événement d’actualité « chaude », ce type de démarche est impossible. Mais pendant un reportage d’une semaine sur un porte-avions, on jouit de plus de temps et d’une pression moindre. Donc, une fois que j’ai fait mon job de photojournaliste et que j’ai couvert l’histoire de façon conventionnelle pour les clients de l’AFP, je peux m’amuser un peu: bref je fais la base, et après je fais le Baz !
Les clichés Hipstamatic se distinguent de par leur format carré et leur aspect rétro. Vous avez le choix entre des dizaines de filtres conçus pour imiter les objectifs d’anciens appareils photo et divers types de film argentique. Cette fois, j’ai pris mes images avec mon iPhone 6 en utilisant l’objectif Lowy –du nom du photojournaliste Ben Lowy auteur il y a cinq ans de la première photo de couverture de Time Magazine prise à l’Hipstamatic, en l’occurrence une image de l’ouragan Sandy– et le « film » noir et blanc Rock BW-11.
Les marins français nous laissent une grande liberté dans nos déplacements à l’intérieur du navire. Pour des raisons évidentes de sécurité, les déplacements sur le pont se font, eux, toujours accompagnés. Les opérateurs manœuvrant sur les aires de catapultage et d’appontage sont appelés les « chiens jaunes », à cause de la couleur de leurs gilets et aussi parce que l’ordre qu’ils hurlent à longueur de journée, « wave off ! » (« dégagez la piste ! ») ressemble fort à un aboiement. Ce sont eux qui mènent la danse, en guidant les avions au départ et au retour.
Les avions français font partie de la coalition qui, menée par les Etats-Unis, effectue depuis plusieurs mois déjà des raids contre le groupe Etat islamique en Irak et en Syrie. Grâce au porte-avions, les jets français sont en mesure d’arriver au-dessus de leurs cibles en moitié moins de temps qu’il ne leur en faudrait au départ de leur base aux Emirats arabes unis. Tous les jours, les Rafale et les Super Etendard décollent du Charles de Gaulle et mettent le cap sur le nord-ouest, vers les places fortes des djihadistes comme Tikrit ou Mossoul.
La vie sur le pont s’organise en fonction des vagues de catapultage et d’appontage. Mais dans les entrailles du porte-avions la vie ne s’arrête jamais non plus. Il y a les salles des machines, les réacteurs nucléaires, les ateliers de maintenance des avions et les infrastructures pour la vie quotidienne comme les restaurants ou les blanchisseries. On passe son temps à monter et à descendre les escaliers sur cinq ou six niveaux. Emprunter les ascenseurs est mal vu. C’est quelque chose que de voir tous ces gamins d’une vingtaine d’années dévaler et gravir les marches à toute vitesse et à longueur de journée: à bord du porte-avions, on ne connaît pas le surpoids !
Des techniciens aéronautiques se reposent dans un hangar (AFP / Patrick Baz)"
Le porte-avions est en éveil vingt-quatre heures sur vingt-quatre et sept jours sur sept. Il faut être solide pour tenir le rythme. Prenez cette photo de techniciens aéronautiques en train de piquer un somme dans leur atelier : vous pouvez être sûrs qu’il s’agit d’une micro-sieste ! Après une semaine à bord, je suis moi-même complètement épuisé.
Pour quitter le navire et rentrer à Bahreïn, nous sommes catapultés à bord d’un avion de transport américain Greyhound. Etre catapulté, cela veut dire être littéralement écrasé à son siège pendant trois ou quatre secondes par l’accélération. Pendant cette phase, il est hors de question de porter un appareil photo normal sur soi. Ce serait beaucoup trop dangereux. En revanche, rien n’interdit de glisser un smartphone dans sa poche. C’est grâce à cela que j’ai pu prendre la dernière photo de ma série, qui montre le Charles de Gaulle en haute mer à travers la fenêtre de l’avion.
J’ai commencé à utiliser Hipstamatic pour mon travail en 2013. Je m’étais alors rendu à Bagdad pour le dixième anniversaire de l’invasion américaine. Il était très difficile de travailler avec un appareil photo classique, mais personne ne se souciait de me voir prendre des photos avec un portable. Alors, j’avais juste joué au touriste.
Mon but était de donner à mes images une touche différente et personnelle. Honnêtement, mes photos n’étaient pas terribles. J’avais utilisé les fonctionnalités les plus basiques de l’application, qui produisaient des couleurs saturées et une bordure blanche brute. Toujours est-il que ces images avaient eu pas mal de succès.
Depuis la couverture de Lowy dans Time, qui avait lancé une sorte de phénomène de mode en faveur d’Hipstamatic sur les réseaux sociaux et ailleurs, l’application fait partie du paysage en photographie, même si on ne peut pas dire qu’elle soit totalement acceptée. Pour ma part, j’y fais appel régulièrement.
Le rédacteur en chef photo de l’AFP Eric Baradat avait expliqué son opinion sur la question dans un billet de blog après mes photos en Irak. La position de l’agence n’a pas changé depuis : nous jugeons que les filtres proposés par les applications pour smartphone sont trop déformants pour être compatibles avec nos critères en matière de photojournalisme.
Cela signifie que les images de ce genre sont clairement séparées de notre production photo habituelle. Elles sont néanmoins disponibles, dans une partie dédiée de la base de données de l’AFP, pour les clients qui seraient preneurs de ce type de couverture alternative, par exemple pour publier une série photo sur un événement particulier comme le Tour de France.
Même si j’ai utilisé un « objectif » plus neutre sur le Charles de Gaulle qu’en Irak, il est vrai que les images produites sont toujours hautement subjectives. Ne serait-ce que parce qu’elles sont en noir et blanc. Mais il s’agit vraiment d’un format insolite, qui vous aide du coup à repérer tout ce qui est insolite autour de vous.
Patrick Baz est le responsable photo de l'AFP pour le Moyen-Orient et l'Afrique du Nord.