« Comédie humaine » au procès du Carlton
LILLE (France), 10 mars 2015 - C'est le rendez-vous judiciaire de l'année, trois semaines, une distribution plaqué or avec une tête d'affiche, Dominique Strauss-Kahn, un souteneur fort en gueule - Dodo la Saumure - ce qu'il faut de personnages pour une « Comédie humaine » (le flic, l'avocat, la prostituée, l'entrepreneur, l'hôtelier...), quatorze prévenus (dommage, ça aurait été mieux treize, on aurait pu imaginer une Cène) ainsi que le fin du fin des avocats pénalistes français, plus de 200 journalistes accrédités dans une affaire de proxénétisme aggravée: ce procès va faire un Car(l)ton!
De quoi me frotter les mains et sentir le parfum du grand rendez-vous, moi qui viens de poser mes valises au bureau de l'AFP à Lille. Heureusement, je ne suis pas seul : ma collègue Marine Laouchez qui a suivi le dossier depuis le début, sera à la manœuvre et je serai son copilote. Et en arrivant avec mon ordi en bandoulière le lundi 2 février au palais de justice, je me dis qu'on ne sera pas trop de deux: la foule m'évoque une journée de début des soldes dans un grand magasin parisien. Il m'a fallu patienter plus d'une heure au milieu d'une nuée de journalistes pour obtenir l'accréditation… rose (l'ont-ils fait exprès?)
Il ne reste plus qu'à me poster dehors pour vivre le premier frisson du procès, l'arrivée de DSK – information qui, dans le jargon de l’AFP, vaut une « alerte ». Certes, mais par où va-t-il arriver? Lorsque la prétendue berline de DSK arrive à tout berzingue, les vitres sont suffisamment teintées pour s’y faire un rasage de près. Impossible de voir si l’homme s‘y trouve. Heureusement, il apparait rapidement dans la salle d'audience et on peut donner l’info. Ouf.
Côté photo, mes confrères ont eux aussi poussé un ouf de soulagement le premier jour. Tout le monde attendait d'avoir une photo de DSK. A la sortie du parking du palais de justice, Denis Charlet parvient à prendre LA photo après un mitraillage de l'ancien boss du FMI dans sa berline. « Une part de chance, une part d'un peu tout », me dira-t-il. Le cliché fait le tour du monde – et Denis aura droit aux honneurs d'un reportage de Canal+.
Avec Marine, nous prenons place dans nos salles respectives, car il y en a deux. Il serait aussi difficile de faire rentrer 200 journalistes sur les bancs de la salle d'audience - un lugubre sous-sol avec le béton comme matériau roi - que de faire rentrer les 35 tomes du dossier dans une enveloppe. Aussi, les débats sont retransmis en direct dans une salle réservée à la presse avec quatre télés géantes, de quoi lui donner des faux airs de Cap Canaveral: une caméra est braquée sur les deux « procs », une sur les quatre juges, et les deux dernières scrutent le banc des prévenus et la barre - en fait un bloc de béton boursouflé - cohérence avec le style architectural du palais de justice oblige.
Comme pour tout procès, pas de dictaphone en salle d'audience - on essaye chacun de notre côté de noter à toute vitesse, à la main, les prises de parole des différents acteurs. Etre deux permet aussi de juger, ensemble, les déclarations de/sur DSK les plus pertinentes. Comme chaque « décla » va être décortiquée à la loupe, il faut être bien attentif et concentré. Les cachets de Doliprane s’avèreront être de précieux alliés.
Marine et moi nous réalisons vite que nos journées vont se diviser en deux catégories. Les jours avec et les jours sans. Avec ou sans DSK, il va sans dire.
Les jours avec, l'AFP se démultiplie: quatre journalistes texte, dont une anglophone venue de Paris, quatre journalistes vidéo et les techniciens qui assurent notamment un direct le matin, quatre photographes, un dessinateur… Les jours sans, les médias locaux et quelques équipes rescapées des chaînes d'info en continu prennent leurs aises en salle de presse. C'est dans ces moments-là que l'on mesure le décalage entre l'ampleur de l'affaire dite du Carlton et ce qu'elle aurait été sans la présence de DSK: probablement une simple affaire de mœurs au sein d'une certaine bourgeoisie provinciale.
En parlant de décalage, l'anecdote des Femen est frappante. Pour nous qui suivons ce procès, c’est un non-événement. Trois jeunes filles nues qui tentent de se jeter sur la voiture de Strauss-Kahn avant son audition lors de la deuxième semaine. Personne n'en parle à l'intérieur du palais de justice, mais il parait qu'à l'extérieur la photo a fait le tour du monde…
::video YouTube id='eYgrHMbgdFc' width='620'::Ensemble, Marine et moi, faisons face à un défi commun: comment écrire sur le sexe. Pas facile dans une dépêche d'agence. Le choix des termes n'est pas si simple, car on doit d'un côté retranscrire au plus juste l'ambiance du procès sans pour autant tomber dans le graveleux. Un exemple ? Le juge demande à Jade, la prostituée, si elle avait parlé avec DSK après une fellation. « Pas vraiment, car je l'avais en bouche », répond-elle avec son accent belge. Une expression que l'on retrouve dans la copie AFP.
Car le Carlton, c'est une histoire de sexe et de pouvoir. On pourrait penser que c’est facile à raconter. Mais comment écrire sur une histoire aussi sordide, sans voler la dignité de ces femmes parties civiles, anciennes prostituées, qui avaient réclamé en vain le huis clos, ou de ces prévenus auxquels on doit la présomption d’innocence?
Nous sommes bien aidés par le président, qui annonce la couleur dès le premier jour: il ne veut pas de détails, pas d'anecdotes. Il veut faire du droit.
Je passe la grande majorité du procès dans la salle d'audience, tandis que Marine est dans la salle de presse – où il est plus pratique de travailler. On peut installer nos ordinateurs, il y a une pièce à part pour les radios. Certes, il manque l'ambiance des débats, la chair, mais le placement des caméras fait finalement que l'on voit bien mieux les visages: en salle d’audience on ne voit que le dos des prévenus et des avocats, pas leur expression. Frustrant parfois pour moi.
On peut aussi - dans la limite du raisonnable - faire un peu plus de bruit. Etrange contraste avec le silence de la salle d'audience: là-haut la parole des journalistes se libère, on commente, on exprime ses émotions, sans être rappelés à l'ordre par le président du tribunal ou l'huissier.
Les avocats de DSK se replient dans un mutisme absolu face aux journalistes jusqu'à la fin de leur plaidoirie, en dernière semaine. Mais finalement, Dominique Strauss-Kahn apparait pour le moins détendu en salle d'audience.
Souriant, décontracté, il n'hésite pas à parler à certains prévenus comme David Roquet ou Fabrice Paszkoswki ou à discuter le bout de gras avec les avocats de tout bord. Il accepte même de dédicacer un épais exemplaire du code pénal tendu par un étudiant en droit, tout heureux de l'aubaine.
Avant le procès, je n'aurais jamais imaginé une telle scène. Mais il est vrai que vu la tournure prise par les débats - et la relaxe requise par le procureur- DSK peut se montrer serein.
Le grand déballage de sa vie sexuelle a bien lieu. Mais, il y a au final peu de détails scabreux, mis à part quelques déclarations de Jade, ancienne prostituée touchante (ou navrante, c'est selon) de sincérité. A tel point que les magistrats, ministère public et juges, finissent par demander que l’on appelle un chat un chat, face à un David Roquet évoquant en balbutiant « un beau massage » pour un massage avec fellation.
En repensant aux plus de 100 heures de ce procès marathon, il est difficile d’isoler un souvenir.
On a parfois été glacé d'entendre les témoignages des ex-prostituées dans les bars à hôtesses en Belgique, dont certaines descriptions rappelaient les romans de Victor Hugo ou de Dickens. « On était à 12 ou 15 dans une cuisine de 3 mètres sur 5 (...) On se préparait et on était présentées comme de la viande sur des esses » (Jade).
On a parfois été impressionné par le talent oratoire de certains ténors du barreau, à l'instar d'Henri Leclerc, avocat de DSK, qui a montré toute sa virtuosité à 80 ans. « Ma pauvre vieille justice, toute cabossée, mal foutue, qu'on ne peut rajeunir facilement mais qui reste ».
On a parfois pu vérifier sa propre culture générale lorsque le procureur a évoqué Le déjeuner sur l'herbe de Manet, Guernica de Picasso ou lorsqu’un avocat des parties civiles a comparé Strauss-Kahn à Sardanapale ou au minotaure.
On a parfois été saisi d'ennui par les plaidoiries interminables d'avocats persuadés que plus ils sont longs, plus ils sont convaincants.
On a parfois été stressé par la peur de manquer « la » décla prononcée hors salle d'audience par un avocat ou par un des prévenus.
Et on a aussi ri, parfois, lorsque le président du tribunal Bernard Lemaire, impeccable par ailleurs tout au long des débats, écornait à chaque tentative le nom de Pazskowski ou prononçait Washington en « Ouachinguetonne ». Ou quand l'infortunée Virginie Dufour, gérante d'une société d'événements, ne comprenait pas qu'une facture devait comporter la mention précise de la prestation, poussant le procureur à lui expliquer comme à un enfant de dix ans que « quand on vend une télé, on ne doit pas écrire frigo sur la facture! ».
Finalement, c'est un peu tout ça un procès. On change souvent d'état d'esprit, bien heureux de ne pas être dans la peau des juges qui devront statuer (le jugement sera connu le 12 juin).
Comme écrivait Victor Hugo dans « L'homme qui rit », « Il est effrayant de penser que cette chose qu'on a en soi, le jugement, n'est pas la justice. Le jugement, c'est le relatif. La justice c'est l'absolu ».
Benjamin Massot est journaliste au bureau de l’AFP à Lille.