Le porte-avions français Charles de Gaulle dans le Golfe Persique, le 26 février 2015 (AFP / Patrick Baz)

Perdue dans une coque de métal

A BORD DU CHARLES DE GAULLE, 9 mars 2015 - Passer une semaine sur le porte-avions dans le Golfe? Lorsque la perspective se précise, je me crispe presque. Une semaine dans une « coque de métal » sur neuf « étages », à arpenter des coursives kilométriques, monter et descendre des cascades d'échelles et entendre rugir à longueur de journée des Rafale qui décollent sur le pont? De surcroît coupée du monde ou presque avec, en tout et pour tout, un accès internet et une ligne téléphonique pour tous les journalistes présents à bord ? Fi de la claustrophobie, de l'enfer en décibels, je tente le tout pour le tout et prends un avion pour Bahreïn. Je ne vais pas le regretter.

Lorsque j'arrive à Manama, le Charles de Gaulle a déjà repris la mer vers le nord du Golfe. Pour le rejoindre, une seule option: les Greyhound de l'US Navy, des avions turbopropulseurs qui font la navette deux fois par semaine avec la « base aérienne flottante » des Français.

Un Rafale sur le point d'être catapulté du porte-avions Charles de Gaulle, le 25 février (AFP / Patrick Baz)

Atterrir sur un porte-avions, quoi de plus naturel a priori ? Je vais pourtant voler de surprise en surprise. En quelques secondes, l'officier de bord américain distribue casques insonorisants, lunettes de protection, gilets de sauvetage ainsi qu'une litanie de consignes à peine audibles et surtout très peu rassurantes sur tous les réflexes à avoir « en cas de » (catastrophes). Dans l'avion, les sièges sont tournés, dos au cockpit. A l'approche du Charles de Gaulle, au bout d'une heure de vol, le pilote donne un coup sec sur l'aile gauche. « Yeh readyyyyy ! », hurle l'équipage.

L'endroit dangereux par excellence

La mer subitement semble à portée de main, la piste aussi. En quelques secondes, le Greyhound est stoppé net dans sa course par un câble de métal tendu sur le pont. Les passagers, plaqués dans leur siège, se prennent une énorme secousse. Fin du voyage, les ailes de l'avion se replient (gagner de la place, c'est une obsession sur un porte-avions), les moteurs s'arrêtent.

Une fois sur la piste, pas de temps à perdre. C'est l'endroit dangereux par excellence, avec ses vagues d'avions de chasse qui décollent et reviennent de mission. Il faut vite évacuer les lieux, entrer dans les entrailles du porte-avions. Je n'en ressortirai qu'exceptionnellement pour assister au « spectacle », toujours impressionnant, des catapultages ou appontages de Rafale.

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En signe de bienvenue, on me tend une combinaison bleue aux grandes lettres blanches « Marine nationale ». Merci de la revêtir, sans tarder. Est-ce bien nécessaire ? « Oui », me répond-on avec un brin d'insistance. Un : elle est ignifugeante (le risque d'incendie est un des pires cauchemars à bord). Deux : « C'est plus correct vis-à-vis de l'équipage » qui doit respecter les mêmes consignes. In fine, plus pratique aussi, on passe moins pour l'intrus de service. Tous dans le même bateau, en quelque sorte.

En opérations en Irak

A partir de là, la vie à bord sera rythmée par les entretiens avec les pilotes, mécaniciens, officiers de catapultage, responsables du pont d'envol. Le premier jour, le porte-avions entre en opérations en Irak. L'équipage est concentré, presque stressé. Personne n'est disposé à parler. Difficile de comprendre ce qui se passe dans les têtes. Que vais-je pouvoir trouver à raconter ? Les jours passant, le contact deviendra plus facile, les échanges plus spontanés, les idées de papiers se bousculent...

Des Super Etendard sur le pont du Charles de Gaulle, le 26 février 2015 (AFP / Patrick Baz)

Serais-je devenue l'une des leurs ? Pas vraiment, si j'en crois mon piètre sens de l'orientation. La mini salle de presse est au septième pont. Comment rejoindre de là la cabine N038 qui m'a été attribuée? Ah mais c'est à l'autre bout du bateau, m'explique-t-on. Il faut descendre six ponts, emprunter le « 110 mètres haies » (surnom de la plus longue coursive). Pardon, vous avez dit 110 mètres ? Je n'ai rien compris mais je vais y arriver, confiance. Quand je m'aventure vers 01H00 du matin dans les escaliers et coursives en quête du 038 (pont 0, cabine 38), tout est plongé dans une lumière rouge tamisée (dès la nuit tombée, l'éclairage de bord change pour ménager les yeux).

Claustrophobes, s'abstenir

Fatalement, je peine à m'y retrouver, je m'égare. A qui demander mon chemin ? Les derniers Rafale sont revenus de mission peu après minuit et les 2.000 hommes et femmes d'équipage semblent enfin dormir du sommeil du juste. Inutile de s'affoler, le Charles de Gaulle est une grande famille. Même au plus profond de la nuit, on y croise toujours quelqu'un de retour de mission ou rejoignant son quart. Et la néophyte que je suis est très vite repérée, même en « uniforme », avec son air de ne pas savoir où elle va. En quelques instants, un pilote me remet sur le droit chemin, me désigne une sorte de « boyau » par où descendre au niveau zéro. Ça y est, j'y suis, porte 038, tout près de turbines fort peu paisibles à cette heure de la nuit. Reste à s'habituer à l'atmosphère confinée de la «chambre », sans hublot, sans air ou presque. Âmes claustrophobes, s'abstenir. Le sommeil finit par l'emporter. Chaque navire recèle ses petits recoins secrets, ses havres de paix, ses espaces de vie intime.

Exercice anti-incendie dans les entrailles du porte-avions (AFP / Patrick Baz)

A 08H00, le mess des officiers bat son plein. « Crêpes réservées pour les pilotes », proclame un écriteau. Peu importe. Pain frais, confitures et yaourts tout droit venus de France ont un petit air bien familier. Il en sera de même à chaque repas, toujours équilibré, varié et appétissant. On ne plaisante pas avec la nourriture à bord du Charles de Gaulle ! C'est même un sujet de conversation favori entre marins, à défaut de programmes télé ou de météo capricieuse à commenter. Les grands jours, les croissants tout chauds sont au rendez-vous. Fruits et légumes sont incroyablement frais, comme tout droit sortis des jardins du Moyen-Orient. Demandez aux Américains de l'US Navy ce qui les frappe le plus à bord du « french » porte-avions. La réponse est unanime : la « bouffe », tellement meilleure que chez le grand-frère américain, l'USS Carl Vinson, qui croise tout près de là. « La cuisine française est une arme ! », aurait d'ailleurs conclu un amiral américain au sortir d'un déjeuner à bord. « Et même si c'est très réglementé, vous pouvez boire deux bières par jour au bar là où chez nous ce serait plutôt une fois tous les deux mois ! », commente joyeusement Tiphany, 29 ans, intégrée à un équipage français de Hawkeye (avion radar).

Strictes consignes d'anonymat

Au deuxième jour, un pilote est enfin prêt à raconter sa première mission en Irak. Il ne donnera que son nom de guerre, Charpy, en raison de strictes consignes d'anonymat en opérations. Oui, les missions sont nouvelles et dépaysantes, après l'Afghanistan, la Libye... Oui, les images du pilote jordanien brûlé vif par Daech ont laissé des traces. Mais elles renforcent aussi plus que jamais sa détermination aux commandes de son Rafale.

Un avion de guet aérien avancé Hawkeye prêt au décollage (AFP / Patrick Baz)

Avec leurs combinaisons kaki, les pilotes sont repérables entre mille sur le porte-avions. Souvent entre eux, la mine distante, ils passeraient presque pour une caste à part sur le navire. In fine, ils sont surtout très concentrés, absorbés, mais savent aussi « redescendre sur terre », une fois leur mission accomplie, autour d'un verre ou devant les écrans de télé du bord (cf "Missions pleins gaz pour les pilotes du Charles de Gaulle", diffusé le 28 février). Les officiers supérieurs se retrouvent dans un autre mess, plus confidentiel. Mais il n'est pas rare de voir le « pacha », le commandant Pierre Vandier, discuter avec les matelots dans les coursives ou les hangars des avions. A 47 ans, son CV est déjà long : pilote de Rafale, responsable d'opérations en Libye, au Mali, commandant du porte-avions...

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Au bout de cinq jours (j'y suis restée finalement moins que prévu), tout me semble presque familier, du roulis au bruit des machines. A l'heure de retrouver la terre ferme, j'aurais presque du vague à l'âme. Je quitte le Golfe, une des régions les plus fascinantes du monde, qui semble en perpétuelle agitation, avec l'Irak au nord, l'Arabie saoudite à babord, l'Iran à tribord... Dans quelques instants, le Greyhound sera catapulté du Charles de Gaulle, direction Bahreïn. « Quelle chance, je rêverais de vivre cela ! », nous envie-t-on à bord.

Et oui, les marins du Charles de Gaulle ont pour vocation de catapulter des avions mais, par définition, eux-mêmes n'empruntent jamais la voie des airs depuis le bateau. Le Greyhound s'avance au milieu de la piste, dans un vrombissement de moteurs. L'équipage agite les bras, comme pour dire bye bye. C'est le signal du départ. D'un coup sec, l’appareil est propulsé en bout de piste par un mégapiston. Il prend brutalement de l'altitude. Les passagers restent scotchés à leur siège. Déjà, un des officiers américains sort une baguette. « French baguette, try it, it's very tasty »,  lance-t-il à sa consœur interloquée. Le pain français, cuit à bord, est ramené tel un trophée vers la terme ferme. Vive la french cuisine !

Valérie Leroux est une journaliste de l’AFP spécialisée dans les questions de défense et basée à Paris.

Un Rafale apponte sur le Charles de Gaulle, le 24 février (AFP / Patrick Baz)