(AFP / Delil Souleiman)

Des femmes contre la bête

Alors que la Turquie a déclenché une offensive dans le nord de la Syrie, nous avons décidé remettre en Une ce texte de l'un de nos photographes basés dans le Kurdistan irakien sur les combattantes qui se battaient contre Daech, en avril 2017.

Arbil, Irak -- Quand je photographie les femmes qui se battent contre Daech, le groupe Etat islamique, ça me convainc qu’il y a une forme de justice sur cette terre. Ses djihadistes ont été sans pitié, tuant et violant les femmes. Et en voici  justement qui ont tout abandonné pour le combattre.

Rojin, 19 ans, combattante arabe des Forces démocratiques syriennes (FDS), qui regroupe des arabo-kurdes, soutenus par la coalition menée par les Etats-Unis, près du village d'al-Torshan, à 20 km de Raqa, le 6 février 2017. (AFP / Delil Souleiman)

J’aime bien photographier ces combattantes. C’est une façon de les faire entrer dans l’Histoire. Le fait qu’il s’agisse de femmes change forcément le regard qu’on porte sur une personne armée. Il apporte une forme de beauté à l’image. La différence avec les combattants est subtile, mais bien présente. Les hommes dégagent le plus souvent une impression de force, de virilité avec leurs armes. Avec les femmes, il y a plus de délicatesse.

Une combattante kurde des YPJ, une unité de protection des femmes, s'entraîne au tir à al-Qahtaniyah, près de la frontière turco-syrienne, le 13 févier 2017. (AFP / Delil Souleiman)

Les combattantes ont leurs propres unités. Pour autant que j’ai pu en juger, ces dernières sont plus soignées et semblent mieux organisées que celles de leurs homologues masculins. Quand vous visitez leurs quartiers, vous voyez tout de suite qu’il est occupé par des femmes, même si c’est sur un terrain de guerre. C’est beaucoup plus propre et bien tenu qu’un campement d’hommes.

Les deux sexes peuvent fort bien combattre côte à côte. Quelquefois bien sûr, on trouve des hommes qui se moquent gentiment des femmes, en affirmant par exemple que leurs snipers ne sont pas aussi efficaces qu’eux pour tuer les combattants de Daech. Ca agace toujours les femmes, parce qu’elles sont en général très fières de leur ardeur au combat. Elles détestent qu’on mette en doute leurs compétences.

Shirin, 25 ans, membre des YPJ, observe la ligne de front depuis le haut d'une maison du village syrien de Mazraat Khaled, à une quarantaine de kilomètres de Raqa, la capitale de facto du groupe Etat islamique, le 9 novembre 2016. (AFP / Delil Souleiman)

Elles ont bien des raisons de se retrouver sur le front. J’ai rencontré à Sinjar des combattantes yazidies, une minorité confessionnelle kurde, qui sont parties se battre après la perte de proches et de leurs maisons aux mains des djihadistes. Daech a martyrisé les Yazidies, avec des meurtres et des viols. Les combattantes que j’ai rencontrées m’ont dit avoir pris les armes pour défendre leur honneur, et se venger de leurs agresseurs.

D’autres combattantes, sur le front de Raqa, m’ont dit vouloir battre Daech dans sa « capitale » en Syrie, pour y venger publiquement toutes les femmes qui ont été brutalisées par les djihadistes. D’autres encore voient dans leur combat une façon de rompre avec les traditions patriarcales de leurs propres sociétés. 

Une combattante de l'YPG, unité de protection du peuple kurde, dans la ville syrienne d'Ain Issa, à environ 50 kilomètres de Raqa, le 10 juillet 2015. (AFP / Delil Souleiman)

De ce que j’ai pu en voir, il y a très peu d’opposition au sein de la société kurde au fait que des femmes prennent les armes.

Tout d’abord parce qu’à la différence des sociétés arabes, les femmes y jouent un rôle proéminent. Par exemple, elles prennent part aux discussions avec les hommes dans la plupart des foyers, et en général les familles ne leur imposent rien. Ce qui n’est pas le cas dans d’autres parties de  la Syrie.

Personnellement, je n’ai jamais rencontré de famille kurde où l’on force les filles à porter le hidjab. Les femmes vont à l’Université. Et les filles sont souvent plus gâtées que les garçons. S’opposer à ce qu’une femme prenne les armes est donc plutôt rare. De façon générale, la société respecte la vie qu’elles ont choisie.

(AFP / Delil Souleiman)

Je n’ai jamais eu à me demander si j’aimerai ou pas que ma fille parte sur un champ de bataille. Si j’en avais une, j’imagine que je ne le souhaiterai pas. Mais je ne crois pas que je m’y opposerai. Cette décision lui reviendrait. Bien entendu je préfèrerai qu’elle consacre sa vie aux arts, un père souhaitant toujours le meilleur pour sa progéniture. Mais je respecterai son choix.

Des chrétiennes syriaques, membres d'une unité baptisée la Force de protection féminine de la terre entre les deux fleuves, c'est à dire le Tigre et l'Euphrate, s'entraînent dans un camp à al-Qahtaniyah, près de la frontière turco-syrienne, le 1er décembre 2015. (AFP / Delil Souleiman)

Dans ma famille, comme dans celles de mes amis, il n’y a pas de femme qui se soit enrôlée. J’en ai rencontré une, sur le front à al-Hawl, qui connaissait mes proches. J’ai pris des photos d’elle, ça l’a fait beaucoup rire. C’est la première et la dernière fois que je l’ai rencontré.

Plus tard, j’ai appris qu’elle avait été tuée par un snipper de Daech, à Manbij. Ça m’a fendu le cœur. Les photos que je prends sont tout mon univers, et en voir tomber les héros est très triste. Je me souviens encore de celle que j’avais faite de cette femme, avec tous ses détails.

La fille qui riait beaucoup. 4 septembre 2015. (AFP / Delil Souleiman)

  

Quand la guerre sera terminée, ce sera difficile pour tout le monde, mais je crois que ce le sera particulièrement pour ces combattantes. Bien entendu, il faudra vivre avec le souvenir douloureux de toutes celles auprès desquelles elles ont combattu et qui ont péri dans ce combat. Mais surtout je ne crois pas que ces femmes pourront retrouver une vie complètement normale.

J’en ai rencontré qui ont beaucoup de mal à s’ajuster au quotidien d’une vie familiale. La vie militaire leur manque d’autant plus qu’elle leur a offerte une liberté introuvable dans la société, avec ses traditions. Elles disent qu’au front elles étaient très libres, qu’elles étaient maîtresses de leur destin. J’en ai rencontré qui une fois revenues à la vie civile ont refusé de se marier. Pour ne pas perdre la liberté conquise au combat. 
 

Ce billet de blog a été écrit avec Amir Makar à Nicosie et Yana Dlugy à Paris.

Delil Souleiman