Journalistes au royaume de la peur

Un cimetière à Durango, dans le nord du Mexique, en mai 2011 (AFP / Ronaldo Schemidt)

MEXICO, 9 février 2016 – Peu de gens connaissent la définition du mot « cénotaphe », qu’on a rarement l’occasion d’utiliser quand on est journaliste. Et pourtant, en cet après-midi de juillet 2011, il se grave à jamais dans ma mémoire.

Je me trouve face à une grande croix disposée sur un piédestal en béton orné de plantes en pot. C’est un monument funèbre dédié à Edgar Guzmán López, assassiné ici-même le 30 avril 2008. Il était le fils d’un des plus puissants barons de la drogue du Mexique : le célèbre Joaquín « Chapo » Guzmán, chef du cartel de Sinaloa.

Ce jour-là, je fais partie d’une équipe de l’AFP qui se trouve à Culiacán, dans le nord-ouest du Mexique, pour réaliser une série de reportages a priori sans danger sur ce que l’on appelle la « narco-culture », à savoir l’influence du trafic de drogue sur la vie artistique et culturelle de la région. « Il y a de plus en plus de cénotaphes », nous ont raconté plusieurs personnes. « Cénoquoi ? » avons-nous répondu sans prêter beaucoup d’attention à cette expression.

Un cénotaphe pour un commandant de police assassiné, en juillet 2011 à Culiacán, dans l'Etat de Sinaloa (AFP / Yuri Cortez)

Un cénotaphe est un sanctuaire érigé sur le lieu où quelqu’un est mort. On en trouve par dizaines dans les rues de Culiacán, la capitale de l’Etat de Sinaloa où le narcotrafic est omniprésent et se ressent sur la mode, la musique et même l’architecture. La plupart de ces monuments ont été élevés à la mémoire de jeunes ayant péri de façon ultraviolente. Ils sont décorés de guirlandes électriques pour Noël, de citrouilles et de sorcières pour Halloween et de petits cœurs pour la Saint-Valentin. Le cénotaphe du fils du « Chapo », dont l’assassinat avait déclenché une guerre des gangs particulièrement sanguinaire, trône sur le parking d’un centre commercial dans un quartier huppé de la ville.

Mouchards du narcotrafic

Quand nous arrivons, il n’y a pas une seule voiture aux alentours. Le parking est pratiquement désert. Nous ne voyons qu’un homme coiffé d’une casquette qui rôde et qui, quand il nous aperçoit, porte son téléphone portable à son oreille. Un mouchard des narcotrafiquants. Un « halcón » (« faucon »), comme on les appelle ici.

Le cénotaphe d'Edgar Guzmán Beltrán, fils du narcotrafiquant "El Chapo", sur le parking d'un centre commercial de Culiacán en juillet 2011 (AFP / Yuri Cortez)

Le photographe de l’AFP Yuri Cortez et le reporter vidéo viennent à peine de sortir leur matériel qu’apparaît une camionnette couleur sable qui fonce droit vers nous en crissant des pneus. Elle arrive à notre hauteur et la vitre teintée du conducteur s’abaisse lentement. A l’intérieur du véhicule, il y a des hommes armés qui nous regardent de façon peu amène.

« Qu’est-ce que vous faites là ? » rugissent-ils.

« On fait un reportage sur les cénotaphes de la ville », répond le reporter vidéo, prononçant le mot qui restera pour toujours enregistré dans nos souvenirs. Les gros bras de la camionnette se mettent à crier. Ils menacent, nous ordonnent de décamper. Pâles comme la mort, nous retournons à notre voiture et nous quittons le centre commercial. Quelques pâtés de maisons plus loin, nous devons nous arrêter pour que l’un d’entre nous puisse vomir.

Des soldats brûlent des plants de marijuana à Los Algodones, dans l'Etat de Sinaloa, en janvier 2012 (AFP / Alfredo Estrella)

Cet incident aussi bref qu’effrayant aura aussi été un des rarissimes contacts directs que j’ai pu avoir dans ma carrière avec le monde des narcotrafiquants. Ces derniers, alliés à la corruption des autorités et à l’impunité pour les auteurs de violences contre la presse, font du Mexique un des pays les plus dangereux du monde pour les journalistes.

Barons de la drogue inaccessibles

On a beaucoup parlé de l’interview d’ « El Chapo » par l’acteur américain Sean Penn en octobre 2015. Mais en réalité les barons de la drogue sont inaccessibles, et les entretiens qu’ils ont accordés aux médias ces dix dernières années se comptent sur les doigts d’une main. Avant Sean Penn, il y avait aussi eu l’interview donnée par Vicente «Mayo» Zambada, fidèle bras droit du « Chapo », au journaliste mexicain Julio Scherer début 2010.

Un journal mexicain publie la photo du narcotrafiquant El Chapo avec l'acteur américain Sean Penn pendant une interview pour le magazine Rolling Stone en janvier 2016 (AFP / Alfredo Estrella)

Ces deux entretiens ont fait polémique. On a reproché à Sean Penn de ne pas être journaliste, aux questions d’être complaisantes, aux interviews de ne pas être des interviews proprement dites mais des questionnaires auxquels l’interviewé a répondu par vidéo interposée... Dans les deux cas, les trafiquants ont conduit eux-mêmes les intervieweurs jusqu’aux repaires où ils se terraient, se sont fait prendre en photo à leurs côtés et leur ont interdit d’enregistrer leurs conversations en tête à tête. L'idée qu’«El Chapo» ait offert le repas et de la tequila à Sean Penn et à l’actrice Kate Del Castillo, qui a joué les intermédiaires, semble insupportable à certains, dans un pays où les cartels ont pour habitude de terroriser ou d'éliminer ceux qui s'approchent un peu trop près d'eux.

Mais il faut reconnaître que les textes – publiés l’un dans Rolling Stone, l’autre dans la revue mexicaine Proceso – sont loin d’être inintéressants. En tout cas ils nous livrent quelques rares détails sur la vie intime de ces mystérieux personnages.

Un journaliste filme l'intérieur de la planque d'El Chapo à Los Mochis après l'assaut de l'armée mexicaine, le 11 janvier 2016 (AFP / Hector Guerrero)

Quand on couvre l’actualité des cartels, il nous arrive de participer à des visites organisées par les autorités pour les médias. Après l’arrestation d’ « El Chapo » le 8 janvier dans la ville de Los Mochis, beaucoup de journalistes ont longuement fait la queue devant la maison où il se cachait pour participer à un « tour » accompagnés par l’armée. Ils ont ainsi pu voir de leurs propres yeux la dernière planque du narcotrafiquant le plus recherché du monde, les dégâts causés par l’assaut des militaires, ou encore le tunnel par lequel le chef du cartel de Sinaloa avait pris la poudre d’escampette avant d’être rattrapé un peu plus tard à bord d’une voiture volée.

Regards fous

Une promenade du même genre avait déjà été organisée à la prison de haute sécurité d’Altiplano après la spectaculaire évasion du « Chapo » en juillet 2015. Nous avions pu voir la cellule qui l’avait hébergé pendant dix-sept mois, ainsi que le trou dans sa douche par lequel il s’était volatilisé. Nous avions marché dans le sinistre « couloir numéro deux » du « quartier de traitement spécial » du pénitencier où sont détenus à l’isolement les criminels les plus dangereux du Mexique, entendu leurs quolibets, croisé leurs regards fous.

La cellule d'El Chapo dans la prison de haute sécurité d'Altiplano, le 15 juillet 2015 (AFP / Yuri Cortez)

Ce type de reportage est intéressant. Mais là où les journalistes mettent vraiment leur sécurité en jeu, c’est lorsqu’ils s’intéressent au sillage de souffrances et de mort que les narcotrafiquants laissent sur leur passage. Je ne parle pas ici de réaliser une interview sensationnelle avec un chef de cartel. Une telle entreprise ne doit certes pas être sans dangers, mais cela n’a rien à voir avec les risques que prennent les reporters dans les territoires où opèrent ces mafias, surtout lorsqu’ils couvrent le sujet au quotidien.

Charniers en centre-ville

Un aperçu ? En 2011, le photographe de l’AFP Ronaldo Schemidt et moi-même partons pour Durango, dans le nord du Mexique, où l’on vient de découvrir quelque trois cents cadavres répartis dans des dizaines de charniers, dont certains au cœur même de la ville. Personne ne veut nous parler. Quand nous approchons, les gens se taisent, nous claquent la porte au nez. Et puis nous tombons sur une scène dantesque.

Un camion rempli de cadavres découverts dans un charnier à Durango, au Mexique, le 16 mai 2011 (AFP / Ronaldo Schemidt)

Sur un petit parking devant le bureau du procureur de l’Etat, deux camions frigorifiques sont garés, le moteur en marche. Ils débordent de restes humains enveloppés dans des draps blancs maculés de sang et de fluides corporels. Deux médecins légistes sont en train d’autopsier des corps posés sur des brancards à l’entrée du camion, à l’air libre. Par terre, il y a d’autres corps couverts de linceuls. Il y a tellement de cadavres qu’aucune morgue ne peut tous les contenir. 

De mèche avec les cartels

Une rafale de vent putride me fouette le visage. Je dois m’appuyer contre un mur pour contenir mes nausées. Ronaldo et un autre photographe sont en train de prendre des images quand un groupe d’agents du procureur surgit du bâtiment. Un journaliste local qui nous accompagne détale à toutes jambes, et nous l’imitons. Les autorités, qui dans ces contrées sont souvent de mèche avec les cartels, n’ont visiblement pas apprécié que nous mettions notre nez là où personne ne l’avait encore fait… Jusqu’à cet instant, personne ne savait où se trouvaient les cadavres découverts dans les charniers.

La police scientifique examine un charnier découvert à El Arenal, dans l'Etat mexicain de Jalisco, en avril 2013 (AFP / Hector Guerrero)

Ce même jour, nous recevons une menace voilée. On nous reproche d’avoir violé le secret de l’instruction. Si nous étions dans un pays où la justice fonctionne normalement, cela ne nous inquiéterait pas outre mesure. Mais à Durango, où les narcos se promènent dans des camionnettes identiques à celles qu’utilisent les agents du procureur, il est difficile de deviner à quel camp appartiennent ces véhicules qui nous collent au train à longueur de journée… Près des charniers, les « halcones » pullulent. Nous ne dormons que d’un œil cette nuit-là.

Menaces de mort et fausse décapitation

Un autre exemple ? Quand, en octobre 2014, nous arrivons à Iguala quelques jours après la disparition des quarante-trois étudiants de l’école normale Ayotzinapa, les « halcones » nous surveillent sans interruption, y compris à l’intérieur de l’hôtel où nous logeons. Partout, ils nous suivent, ils nous filment avec leurs téléphones portables ou des appareils photo. Parallèlement, nous faisons l’objet d’une campagne d’intimidation. Un soir, des menaces de mort contre les journalistes étrangers fusent sur Twitter. Et le lendemain matin, une fausse information fait état d’un caméraman enlevé et décapité.

Au cours d’une de ces journées, nous marchons dans la sierra sous un soleil de plomb. Nous avons déjoué les barrages qui bloquent l’accès au secteur où la police scientifique, aidée de chiens, recherche les corps des disparus. Tout à coup, nous apercevons des hommes armés. Nous nous aplatissons sur le sol, derrière des buissons, en espérant qu’ils ne nous aient pas vus aussi. Nos « promeneurs » s’arrêtent tout près de notre cachette, on les entend armer leurs pistolets. Ils ont dû sentir quelque chose bouger. Mais ils ne nous trouvent pas, et ils poursuivent leur chemin.

A ce moment-là, je me pose des questions : « pourquoi se mettre dans cette situation ? L’enjeu en vaut-il la chandelle ? » Cela fait des jours que nous couvrons cette effroyable histoire de disparus. Et tous les soirs, je me sens épuisée aussi bien physiquement qu’émotionnellement. Mais je me dis aussi que tous ces reportages sur le crime organisé aident à faire connaître au monde la tragédie que subissent les victimes, à mettre à jour toutes ces histoires enterrées dans des charniers, à rendre justice à tous ces corps torturés et abandonnés dans la nature dans des sacs noirs. Certains de ces corps sont d’ailleurs ceux de journalistes.

Recherche des corps des 43 étudiants disparus à Cocula, dans l'Etat mexicain de Guerrero, le 8 octobre 2014 (AFP / Yuri Cortez)

Le risque pour les journalistes au Mexique, et tout particulièrement pour ceux qui vivent dans les zones où sévissent les gangs de narcotrafiquants, n’est pas tant de mourir dans un affrontement armé que de voir arriver les hommes de main des cartels et de se faire enlever en un clin d’œil. Cela peut se produire aux portes de votre rédaction. Ou quand vous êtes chez des amis. Ils vous font monter de force dans une fourgonnette et on retrouve votre cadavre atrocement mutilé quelque temps plus tard, ou bien on n’entend plus jamais parler de vous. Rares sont ceux qui reviennent.

Reporters pris entre deux feux

En mai 2012, je pars à Veracruz, où trois photographes et une employée administrative d’un journal ont été retrouvés morts dans un canal après avoir disparu un jour plus tôt. Leurs collègues et leurs proches sont atterrés. A l’époque, deux cartels sont en guerre pour le contrôle des activités criminelles dans la région. « Et nous les journalistes nous sommes pris entre deux feux », m’explique un reporter à l’époque, en me confiant qu’il envisage de changer de métier.

Funérailles des photographes Guillermo Luna et Gabriel Huge, assassinés à Veracruz, le 4 mai 2012 (AFP / Lucas Castro)

Tous ont les nerfs à vif. « Hier soir je ne suis pas rentré dormir chez moi », dit l’un. Un autre raconte que dans sa rédaction circule une consigne : ne se rendre sous aucun prétexte ni aux veillées mortuaires ni aux enterrements des collègues. Plutôt que d’exprimer leur solidarité, les patrons de presse de la région font tout pour prendre leurs distances avec les victimes. Le quotidien AZ, où l’un des photographes travaillait encore quelques mois plus tôt, va même jusqu’à publier sa lettre de démission pour bien montrer qu’il n’avait plus aucun lien avec lui. Il pousse la délicatesse jusqu’à faire cela le jour de l’enterrement.

Torture publique pour journalistes indisciplinés

Un photographe qui couvre la police, et qui est de ce fait particulièrement exposé aux représailles des criminels, me raconte que les membres du gang des Zetas ont l’habitude de « convoquer » les journalistes pour les « sanctionner » quand ils ne sont pas contents d’eux. Je lui demande en quoi consistent ces « sanctions ». « Ils te battent à coups de planche devant tes collègues », explique-t-il. Les gros bras du cartel s’emparent du reporter « fautif » et le frappent à l’aide d’une planche sur les fesses nues jusqu’à ce que le sang jaillisse. Ce châtiment public est censé être exemplaire.

Un champ de pavots dans l'Etat mexicain de Guerrero, en janvier 2016 (AFP / Pedro Pardo)

Le lendemain de la découverte des corps, je me rends en compagnie de trois collègues chez Gabriel Huge et son neveu Guillermo Luna, deux des victimes. C’est un logement modeste. Dans la petite pièce où sont disposés les cercueils, la chaleur est suffocante. En entrant, mes trois confrères éclatent en sanglots, commencent à convulsionner. Après des jours et des jours de tension extrême, c’est la catharsis.

Là, j’apprends que Gabriel et son neveu, un jeune photographe de 22 ans, ont été « convoqués ».

Avant de se rendre au rendez-vous fatal, Huge a laissé les clés de sa moto à un proche, et lui a demandé de veiller sur sa fille au cas où il ne reviendrait pas. Puis il a confié son appareil photo à sa sœur et lui a dit adieu, me raconte celle-ci, totalement éplorée, pendant la veillée funèbre. Elle vient de perdre en même temps son frère et son fils.

Funérailles des photographes Guillermo Luna et Gabriel Huge, assassinés à Veracruz, le 4 mai 2012 (AFP / Lucas Castro)

Le jour de sa disparition, Guillermo a travaillé comme d’habitude, couvert les activités de la police comme il le fait tous les jours. Avant de se rendre à la « convocation », il a extrait la carte mémoire de son appareil et l’a confiée à un collègue. Il lui a dit qu’il partait faire une course, et lui a demandé de remettre la carte mémoire au média pour lequel il travaillait au cas où il ne rentrerait pas rapidement.

Les corps ont été retrouvés le 3 mai, journée internationale de la liberté de la presse.

Leticia Pineda est journaliste au bureau de l’AFP à Mexico. Suivez-la sur Twitter (@letapineda). Ce texte a été traduit de l’espagnol par Roland de Courson à Paris (lire la version originale).

Cérémonie à la mémoire de journalistes assassinés à Mexico, le 5 mai 2012 (AFP / Yuri Cortez)