Manifestation des proches des 43 étudiants mexicains disparus, le 21 octobre 2014 à Tixtla (AFP / Eduardo Guerrero)

Une histoire d'activisme, de drogue et de mort

AYOTZINAPA (Mexique), 30 octobre 2014 – Assis sur une chaise en métal, Oscar est anxieux. La pointe de son pied droit bouge sans arrêt et communique un tremblement continu à tout le reste de son corps. Son regard est vide. A côté de lui, un sac à dos contient quelques habits de rechange qu’il a apportés pour tenir pendant sa longue attente.

Oscar est le frère cadet d’Abel Garcia Hernandez, un des 43 élèves de l’école normale Raul Isidro Burgos d’Ayotzinapa, âgés de 17 à 21 ans pour la plupart, et portés disparus depuis le 26 septembre. Leurs bus ont été attaqués par des policiers municipaux d’Iguala, une ville située à 130 kilomètres de leur école, où les étudiants-enseignants s’étaient rendus pour faire la quête dans la rue afin de financer des activités politiques.

Oscar a 17 ans. Deux de moins qu’Abel. « C’est le seul de mes trois frères que je connais vraiment, les deux autres vivent aux Etats-Unis », me dit-il avec un sourire triste. « Abel voulait devenir maître d’école bilingue espagnol et mixtèque », explique le jeune homme.

Des proches des 43 étudiants prient devant un autel dans l'école d'Ayotzinapa, le 6 octobre 2014 (AFP / Yuri Cortez)

La famille Garcia Hernandez est originaire de Tecoanapa, une ville de la côte Pacifique où vivent de nombreux indigènes mixtèques, une des 56 ethnies recensées au Mexique. Oscar, son père et son beau-frère attendent les nouvelles dans la cour centrale de l’école, qui s’est transformée ces dernières semaines en point de ralliement permanent où les proches des disparus dorment, mangent et se consolent les uns les autres. « Ma maman n’est pas venue, elle est Mixtèque, elle ne comprend rien » à l’espagnol, dit Oscar.

« Ayotzinapa, berceau de la conscience sociale »

Au milieu de la cour, les familles ont dressé un autel décoré de cierges et de fleurs oranges et blanches devant lequel ils prient tous les jours.

Entourée des montagnes recouvertes de jungle de la Sierra Madre del Sur, l’école normale ne cache pas sa filiation politique. « Ayotzinapa, berceau de la conscience sociale », proclame un écriteau sur la porte. Les murs de l’établissement sont décorés de fresques à la gloire de la lutte paysanne, peintes par les étudiants dans le style idéologiquement très marqué du courant muraliste mexicain. C’est sous le regard de Marx, d’Engels, de Mao et d’Ernesto « Che » Guevara que la petite communauté attend avec angoisse de connaître le sort des 43 étudiants.

Dans l'école normale d'Ayotzinapa, le 5 octobre 2014 (AFP / Yuri Cortez)

Le jour de leur disparition, les jeunes gens étaient partis lever de l’argent dans les rues d’Iguala. Ils comptaient financer ainsi leur voyage à Mexico, située à 300 km de là, pour participer le 2 octobre à la traditionnelle marche de commémoration du massacre de Tlatelolco en 1968 (à dix jours de l’ouverture des jeux Olympiques dans la ville, l’armée mexicaine avait ouvert le feu sur des étudiants protestataires sur la place des Trois Cultures de Tlatelolco à Mexico, faisant environ 300 morts).

Selon la version officielle, les policiers municipaux ont attaqué les étudiants parce qu’ils s’étaient emparés d’autobus appartenant à la municipalité pour rentrer dans leur école après leur collecte. La fusillade avait fait six morts.

Des leaders de la guérilla parmi les anciens élèves

Les détournements d’autocars et les protestations violentes sont habituels dans cette école normale fondée en 1926, juste après la révolution mexicaine. L’établissement fait partie d’un vaste projet éducatif rural lancé par le président de l’époque, Lazaro Cardenas. Il ressemble à une petite ville, parsemée de palmiers. Les étudiants dorment à même le sol dans les salles de cours ou dans de modestes baraques bâties de bric et de broc à l’aide de cartons, et prennent leurs repas dans une grande salle à manger commune. Autour des bâtiments s’étendent des jardins potagers où les élèves cultivent les fruits et légumes destinés à leur consommation personnelle. Parmi les anciens élèves de l’école figurent Lucio Cabañas et Genaro Vazquez, deux célèbres leaders de la guérilla des années 1970.

Champ de fleurs dans l'école normale d'Ayotzinapa, le 15 octobre 2014 (AFP / Yuri Cortez)

On accède au village le plus proche d’Ayotzinapa, Tixtla, par une route tortueuse et défoncée qui contraste avec la luxueuse autoroute qui mène vers les plages paradisiaques et les autres centres touristiques de l’Etat de Guerrero. Comme de nombreux villages de la montagne et de la côte reculée, l’endroit semble être complètement passé à côté de la vague de modernisation économique des années 1990 au Mexique.

L’influence de l’école est très forte à Tixtla. Les habitants se mobilisent pour apporter chaque jour de la nourriture et des vêtements de rechange aux proches des 43 étudiants manquants, dont la plupart sont des paysans venus de coins reculés de la montagne. Les camionnettes de la mairie portent, sur leurs fenêtres, des affichettes exigeant le retour des disparus. La « police communautaire », une milice populaire constituée en 2013, surveille l’école et ses environs. Un groupe d’étudiants en « médecine alternative » s’est installé à Ayotzinapa pour soulager les problèmes de fatigue, de stress et de manque de sommeil des familles qui attendent dans l’angoisse des nouvelles des otages.

Des volontaires armés montent la garde près de l'Ecole normale d'Ayotzinapa, le 15 octobre 2014 (AFP / Yuri Cortez)

Pourquoi une chose pareille s’est-elle produite ? La question est sur toutes les lèvres, partout au Mexique.

Le gouvernement de l’Etat de Guerrero soutient que les jeunes disparus avaient été endoctrinés par des groupes d’extrême-gauche. La presse mexicaine a quant à elle évoqué leurs possibles liens avec un groupe de malfaiteurs, « Los Rojos », rival du cartel de la drogue Guerreros Unidos lié à la mairie et d'Iguala et impliqué dans l'affaire. Les parents des jeunes réfutent cette affirmation qu'ils qualifient de tentative de criminaliser leurs enfants.

Le maire tue un homme de ses mains

Toujours est-il que l’inimitié entre les étudiants et militants de gauche d'une part, et la mairie d’Iguala d'autre part, est ancienne.

En mai 2013, un autre crime atroce avait secoué cette ville de 140.000 habitants. Arturo Hernandez Cardona, leader d’une organisation regroupant paysans, vendeurs ambulants et autres petites gens, avait été enlevé avec sept autres personnes après avoir organisé une manifestation pour réclamer des fertilisants pour les agriculteurs. Il avait été conduit dans la montagne et, le lendemain, exécuté par le maire de la ville en personne. Selon Sofia Lorena Mendoza Martinez, femme politique locale et veuve de la victime, l’assassin aurait dit à Hernandez: « tu m’emmerdes avec cette histoire d’engrais, je vais me faire plaisir : je vais te buter».

De gauche à droite, des portaits du maire d'Iguala José Luis Abarca, de son épouse Maria de los Angeles Pineda Villa et du chef de la sécurité publique de la ville Felipe Flores Velazquez, tous trois en fuite, sont projetés pendant une conférence de presse du procureur général Jesus Murillo Karam à Mexico, le 22 octobre (AFP / Yuri Cortez)

Sur les huit personnes séquestrées après la manifestation, trois avaient été tuées et cinq avaient réussi à s’échapper dans la forêt, en profitant du fait que leurs ravisseurs étaient complètement drogués. Parmi les rescapés figurait le chauffeur du leader syndical, témoin oculaire de l’assassinat de son patron. Ce chauffeur avait déposé une plainte auprès du parquet de l’Etat et du parquet fédéral, mais aucune enquête n’avait jamais été lancée.

Une attaque sanglante pour préserver un discours

Les étudiants d’Ayotzinapa « ont toujours été solidaires d’Arturo », raconte sa veuve. Le jour de la découverte du corps du leader assassiné, le 3 juin 2013, une manifestation violente avait éclaté dans la ville. Les fonctionnaires municipaux avaient accusé les étudiants venus de l'école normale d’avoir saccagé et partiellement incendié la mairie.

Le maire José Luis Abarca et son épouse Maria de los Angeles Pineda Villa se sont enfuis deux jours après l’attaque contre les bus des étudiants, et font l’objet d’un mandat d’arrêt. Ils sont accusés d'avoir ordonné l'agression, probablement pour éviter que les jeunes ne perturbent un discours que la femme du maire prévoyait de donner ce jour-là dans le centre d’Iguala en sa qualité de présidente de l’institution locale de protection de l’enfance, selon les enquêteurs.

La mairie d'Iguala incendiée le 22 octobre 2014 (AFP / Jesus Guerrero)

Le couple gouvernait Iguala d’une main de fer depuis 2012, en collusion totale avec le cartel de narcotrafiquants Guerreros Unidos. Ces dernières semaines, le parquet a découvert que c’est cette organisation qui payait directement les salaires des policiers municipaux. Deux frères de Pineda Villa, décédés depuis, étaient par ailleurs d’importants dirigeants du cartel.

Pendant des années, la population terrorisée a tu les disparitions, les enlèvements et les extorsions. L’émoi international suscité par l’affaire des 43 étudiants a ébréché la loi du silence. On a ainsi découvert que les montagnes qui entourent Iguala sont un gigantesque charnier où les malfaiteurs torturaient, tuaient et enterraient impunément leurs ennemis. Les habitants des modestes quartiers périphériques de la ville racontent qu’ils entendaient souvent, la nuit, les hurlements de douleur des suppliciés et les éclats de rires de leurs tortionnaires.

Présentation à la presse à Mexico, le 17 octobre, de 27 policiers municipaux d'Iguala arrêtés pour leur implication présumée dans l'attaque contre les étudiants (AFP / Yuri Cortez)

Des habitants ont dit avoir vu, le 27 septembre à l’aube, les camionnettes de la police municipale chargées d’étudiants s’éloigner à travers une piste poussiéreuse dans la forêt. Le père Alejandro Solalinde, un prêtre célèbre pour ses actions en faveur des droits de l’homme au Mexique, a affirmé tenir d’au moins trois témoins directs que les 43 étudiants ont été brûlés vifs par leurs ravisseurs. Depuis, la police fédérale a arrêté plus de cinquante personnes, dont une quarantaine de policiers. Le dirigeant suprême de Guerreros Unidos, Sidonio Casarrubias, est lui aussi sous les verrous. Mais toujours pas la moindre trace des étudiants.

La version officielle est que la police municipale a livré les 43 otages à Guerreros Unidos. Mais pourquoi cette organisation les voulait-elle ?

La police scientifique cherche des restes humains dans les montagnes près de Cocula, le 28 octobre (AFP / Jesus Guerrero)

Une explication, avancée au cours d’une émission télévisée par l’expert en sécurité nationale Eduardo Guerrero, est que Guerreros Unidos est une émanation du puissant cartel des frères Beltran Leyva, démantelé par la police. Après la disparition de ce cartel, Guerreros Unidos a dû commencer à emprunter, pour convoyer sa drogue, des routes traversant le territoire contrôlé par l’Armée révolutionnaire du peuple insurgé (ERPI), un groupe de guérilleros fondé en 1997, moyennant un droit de péage. Selon cet expert, il est possible que les étudiants aient été liés d’une façon ou d’une autre à l’ERPI et qu’ils aient payé de leur vie une dégradation des relations entre cette guérilla et les trafiquants de drogue. Une théorie qui reste cependant très floue, fautes d’informations concrètes sur les liens supposés entre les étudiants et l’ERPI.

Dans la nuit du 4 octobre, alors que les experts de la police scientifique s’affairent avec leurs lampes torches autour de cinq fosses communes découvertes dans la montagne, un policier qui surveille les lieux me confie avoir la même conviction. A travers les étudiants, « la guérilla voulait se faufiler dans Iguala », chasse gardée du cartel, avance-t-il.

Au moins 38 cadavres de suppliciés ont été découverts enfouis dans les montagnes d'Iguala depuis un mois. Mais le sort des étudiants, et l'enchaînement de faits qui a abouti à leur disparition, restent de profondes énigmes. Dans la cour de l'école normale d'Ayotzinapa, leurs parents continuent d'exiger la vérité.

Leticia Pineda est correspondante de l’AFP à Mexico. Elle a fait partie d’une équipe multimédia envoyée début octobre par l’agence à Iguala.

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