Un couronnement frustrant
Bangkok -- La Thaïlande s'apprête à vivre un événement inédit depuis 70 ans: le couronnement d'un roi. Une cérémonie digne des fastes de la cour de Versailles, avec ses propres codes ancestraux mêlant rites bouddhistes et hindouistes.
Un sacre qu'il me faut couvrir en tentant de le faire vivre au maximum au lecteur. Mais pas plus. Au pays du lèse-majesté, impossible de décrypter la monarchie thaïlandaise et encore moins de la critiquer, sous peine de finir derrière les barreaux. Correspondant étranger ou pas.
J'ai été prévenue avant même de fouler le sol du royaume.
"Il y a des choses dont vous ne devrez jamais parler: la famille royale est sacrée. Il faudra vous censurer", m'a expliqué un diplomate thaïlandais dans un petit bureau de l'ambassade de Thaïlande à Paris.
J'ai acquiescé. Par naïveté d'abord, ignorant tout ou presque du pays dans lequel je m'apprêtais à passer les prochaines années. Par lassitude aussi. Je bataillais depuis des semaines dans les méandres administratifs pour obtenir le précieux visa qui m'autoriserait à exercer mon métier.
Et voilà qu'un an plus tard, il me faut couvrir le sacre du nouveau roi, Maha Vajiralongkorn. Monté sur le trône au décès de son père en 2016, il a respecté une longue période de deuil avant d'être couronné.
Les festivités s'étalent sur trois jours et sont retransmises en boucle par toutes les télévisions du pays.
Je décris le coup d'envoi de la cérémonie à 10H09 du matin, une heure choisie avec le plus grand soin par les astrologues royaux; comment le souverain, en tunique blanche, a reçu l'eau sacrée; comment il a posé lui-même sur sa tête la "Grande Couronne de la Victoire", en émail doré coiffée d'un imposant diamant indien.
J'évoque ce couronnement qui, pour la première fois, a enflammé les réseaux sociaux du pays. Les efforts de communication du monarque, réputé impénétrable. Son accolade soutenue à sa sœur aînée. Elle lui avait fait l'affront de vouloir briguer le poste de Premier ministre à l'issue des législatives de mars pour un parti contre la junte au pouvoir, une tentative à laquelle il avait immédiatement opposé une fin de non-recevoir.
Je raconte le lendemain la grande procession royale durant laquelle le roi est transporté dans les rues de Bangkok sur un palanquin doré porté par seize soldats marchant au rythme d'environ 75 pas par minute. Ses sourires timidement esquissés.
Je parle aussi des milliers de Thaïlandais prosternés devant lui tout au long du parcours, faisant corps avec l'asphalte brûlant en ce chaud après-midi de l'été thaïlandais. Des dizaines d'entre eux restés jusqu'à l'évanouissement.
Pour l'AFP, une équipe de quatre photographes et journalistes reporters d'image a suivi la procession depuis des estrades disséminées le long du parcours.
Les consignes ont été strictes. S'habiller en costume bleu marine pour les hommes et en jupe pour les femmes, cravate jaune, la couleur de la monarchie, et chaussures noires impeccablement cirées. Au risque sinon de se voir refuser l’accès aux estrades. Ne pas s'approcher à moins de cinq mètres du monarque. Ne pas le filmer de dos. Ne pas se placer en haut des estrades car il est impossible d'être plus haut que le souverain. S'incliner par deux fois à son passage.
Les images diffusées du nouveau roi en habit d'apparat cousu de fils d'or, entouré de plus de mille militaires, sont magnifiques.
Et le symbole est fort pour les Thaïlandais. Ils n'auront probablement plus jamais l'occasion de voir d'aussi près leur souverain. Ses apparitions publiques ont jusqu'ici été rarissimes, contrairement à son père qui avait pris l'habitude de sillonner les provinces du royaume, un éternel appareil photo autour du cou.
Mais, à la nuit tombée, je quitte la rédaction avec un sentiment d'inachevé, de dépit et de frustration.
Que pensent les Thaïlandais de leur nouveau roi? Comment celui qui a remodelé la monarchie depuis 2016, resserrant son emprise sur le royaume, entend exercer son règne? Que possède exactement la famille royale, l'une des plus riches au monde? D'où va régner le souverain qui a pris l'habitude depuis des années de séjourner de manière prolongée en Bavière où il possède plusieurs résidences luxueuses?
Autant de questions qui resteront en suspens.
On ne badine pas avec le lèse-majesté, passible de trois à quinze ans de prison.
Depuis l'arrivée au pouvoir des militaires après le coup d'Etat de 2014, une centaine de personnes a été poursuivie pour ce crime. Même si aucune nouvelle poursuite n'a été engagée depuis plus d'un an, une dizaine serait toujours derrière les barreaux.
Une "cyberpatrouille" de fonctionnaires, renforcée après 2014, piste les internautes tandis que des groupes ultraroyalistes surveillent officieusement la toile. Le plus célèbre "The Garbage Collection Organisation" (l'Organisation de la collecte des ordures) traque tout détracteur de la royauté.
Pire, en décembre 2018, deux dissidents thaïlandais qui émettaient des programmes radio anti monarchie depuis le Laos voisin, où ils s'étaient réfugiés, ont été retrouvés dans le Mékong, leurs corps éviscérés et lestés de ciment.
Trois autres, arrêtés au Vietnam et qui auraient été transférés en Thaïlande la semaine dernière d'après plusieurs ONG, sont portés disparus.
Les rares fois où je me suis risquée à poser des questions sur la famille royale à mes interlocuteurs, je n'ai reçu comme toute réponse qu'un sourire. Le fameux sourire thaïlandais qui permet si souvent à celui qui en use de contourner une situation délicate et de masquer élégamment son embarras.
Parfois, mon travail a frôlé l'absurde.
Quelques jours avant son couronnement, Maha Vajiralongkorn, divorcé trois fois, épouse en quatrième noce sa compagne de longue date, une de ses anciennes gardes du corps. Inconnue des Thaïlandais, une myriade de questions se pose alors sur le parcours de cette femme, ex-hôtesse de l'air élevée au rang de reine Suthida.
Mais, Suthida est désormais protégée par le lèse-majesté et je n'obtiendrai pas la moindre information sur ses origines et son parcours. On refusera de me confirmer jusqu'à son âge.
La famille royale se doit de cultiver le mystère pour ses sujets. C'est une des garanties de son pouvoir.
"Depuis mon enfance, je suis conditionnée à ne jamais douter, à considérer la monarchie comme infaillible. Je n'en parle jamais au bureau. Je n'en ai même jamais parlé avec mes parents ou mon mari", me confie une célèbre journaliste thaïlandaise qui préfère rester anonyme.
Une autre ose douter du bien-fondé de la lèse-majesté en ma présence. "Il n’existe aucune définition précise de ce crime, cela laisse aux autorités une marge de manœuvre pour l'interpréter de manière très large, souvent à l'encontre d'opposants politiques", déplore-t-elle. "Si nous ne pouvons pas parler de notre histoire passé et présente, notre société est condamnée".
En confiance, je la relance alors sur la personnalité déroutante du nouveau roi, sur ses frasques supposées, relayées par les médias étrangers mais jamais en Thaïlande.
"Peu importe. Cette image d’un roi fantasque est en train de disparaître au profit d’une image sacrée et puissante", assure-t-elle, refermant la porte un instant entrouverte.
Avant d'ajouter, espiègle: "Et vous, à quoi cela vous sert de critiquer en permanence vos dirigeants?" Je me suis alors prise à adopter une attitude très thaïlandaise. Je lui ai souri.