Une montagne à franchir
Bardonecchia (Italie) -- J’ai été le témoin de beaucoup de solidarité et d’humanité en prenant des photos de migrants tentant de rejoindre la France par les sentiers enneigés des Alpes. Et de beaucoup de déceptions.
J’entends parler de cette histoire depuis des mois, des migrants d’Afrique ayant atteint l’Italie et qui faute d’y trouver une nouvelle vie décident de rejoindre l’hexagone. Originaires d’anciennes colonies françaises, ils en parlent la langue ; beaucoup ont déjà des proches installés sur place. Ils tentent leur chance par la montagne afin d’échapper aux contrôles de police dans le train ou sur la route, et le renvoi vers l’Italie.
Jusqu’en décembre, c’était relativement facile. Il suffisait de suivre des sentiers bien balisés, et d’éviter les gendarmes une fois en France. Mais avec l’hiver sont arrivés le froid et la neige.
Leur point de départ est Bardonecchia. C’est une petite station de ski typique. Je m’y suis rendu en train depuis Turin. Je comptais y rencontrer des migrants sur le trajet, puis dans le village. Mais en vain.
Ils sont apparus le soir. Par petits groupes de 10 à 20 personnes. Ils passent la nuit dans la station et partent au matin.
Avec le temps une association, comptant médecins et des membres des services de secours en montagne, s’est installée près de la gare. Elle procure aussi de la nourriture, des conseils juridique et, particulièrement important, un peu d’équipement. J’y ai aussi rencontré de simples citoyens venus apporter leur aide.
En général, les jeunes hommes en jeans et baskets partent tôt, en croisant des skieurs en combinaison.
Pour atteindre la France, il faut grimper sur six kilomètres, jusqu’à un embranchement dans la piste. Le plus court chemin passe par le col de l’Echelle, mais il est sous la neige. Les hommes empruntent donc l’autre voie, un tracé pour raquettes, beaucoup plus long.
Aucun des deux groupes que j’ai suivi n’a atteint son but. Le premier a renoncé en arrivant à la fourche. Le deuxième, qui a poussé sur la piste menant jusqu’au mont Thabor, a rebroussé chemin en arrivant à un endroit recouvert par une avalanche.
C’était assez déprimant de les voir marcher, sans être équipés pour un tel trajet, ne connaissant pas leur chemin.
Un groupe a rencontré des raquetteurs, originaires de Grenoble, très gentils, qui ont partagé leurs provisions avec eux, et les ont avertis du danger à continuer. Mais c’est difficile de convaincre des gens cherchant une vie meilleure d’y renoncer.
Un des hommes n’avait pas de gants. Il est rentré au village avec des engelures au deuxième degré.
Si j’ai bien compris, la plupart n’arrivent pas à traverser la montagne pendant cette période de l’année. Cela crée beaucoup de déception.
Ils viennent de si loin, d’un pays d’Afrique jusqu’à la Libye, avec ses conditions horribles, puis la traversée de la Méditerranée, avec le risque de s’y noyer, et enfin l’Italie. La plupart de ceux que j’ai rencontré ont tenté de s’y installer, mais n’ont jamais trouvé de travail. Alors ils essaient la France. Même s’ils échouent, ils essaieront de nouveau.
Mon principal regret est de n’avoir jamais pu établir un lien avec les personnes que je photographiais. La rencontre était si rapide. Ils arrivaient de nuit et partaient au matin. Ils étaient gentils, et je pouvais échanger avec eux, puisque je parle français. Mais le temps nous manquait. Ils ont peur aussi. Beaucoup ont des proches en France. Les parents sont restés au pays, en Côte d’Ivoire, au Mali ou au Burkina-Faso. Leur progéniture, elle, est éparpillée en Europe. Un homme avait une sœur en Espagne et un frère en France.
J’ai eu une vraie conversation avec un type, qui écoutait le rap d’un groupe que j’aime bien, «21 Savage ». Au début il ne voulait pas que je le prenne en photo. Il faisait partie du premier groupe, qui a vite fait demi-tour. Comme je suis reparti avec le deuxième, je l’ai perdu de vue. C’est ce qui m’a frustré, c’est de ne pouvoir vraiment établir de relation avec les sujets de mes photos. C’est pourtant un des principaux intérêts du photojournalisme.
Pendant tout mon séjour là-haut, je n’ai été témoin d’aucune animosité des locaux. Peut-être parce que les migrants sont si peu nombreux. Et peut-être aussi parce qu’il y a très peu d’interactions. Ils passent l’essentiel de leur temps dans la gare. Mais j’ai été témoin de compassion et d’humanité.
Comme celle de ce propriétaire de refuge de montagne, non loin du col, qui héberge contre paiement des skieurs et randonneurs. Pour échapper à la police les migrants tentent parfois de passer sous le couvert de l’obscurité. « J’en entends parfois crier la nuit, et je retrouve ces hommes en pleine montagne, à 1.800 mètres d’altitude, par -10°. Je ne peux pas les laisser mourir dans la neige. Alors je les ramène chez moi », m’a-t-il expliqué. « Pour être franc, ce n’est pas l’idéal pour mes affaires et je ne tiendrai pas éternellement ».
Ce blog a été écrit avec Yana Dlugy à Paris.