Un torrent de peine
Mocoa, Colombie — Au delà du nombre de morts, plus de 300, c’est très, très dur de regarder les survivants, avec leur peine et leur traumatisme. Beaucoup de gens ont perdu six, dix, ou un plus grand nombre encore de proches. Sans parler de leurs amis, voisins, connaissances, engloutis par la coulée de boue.
C’est arrivé juste avant minuit. Beaucoup d’habitants dormaient quand la rivière a envahi leur maison et les a emportés. C’est d’autant plus dur que cette ville, avec la région de Putamayo, est au cœur d’un conflit armé qui dure. Beaucoup d’habitants de Mocoa sont des déplacés ou ont perdu un proche dans les affrontements entre la guérilla, les paramilitaires et l’armée. Avec ce désastre, la tragédie les accable à nouveau.
J’étais chez moi, à Cali, et en me levant le samedi matin, le 1er avril, j’ai vu des messages sur mon téléphone l’avertissant qu’une rivière avait débordée à Mocoa, après des pluies torrentielles, et qu’il y avait beaucoup de victimes. Mais je n’imaginais pas l’ampleur de la catastrophe.
Le premier jour la Croix rouge colombienne a fait état de 23 morts. Au 6 avril, on en était à 306 morts, dont 92 enfants, et 314 disparus.
J’ai d’abord cherché un moyen d’atteindre la ville, dans le sud du pays. J’ai pu attraper un vol pour Puerto Asis, près de la frontière avec l’Equateur, et remonter par une route vers Mocoa. Ca ne m’a pris que deux heures parce qu’elle a été épargnée par la coulée de boue, qui a balayé trois ponts sur l’autre route menant à la ville. Une fois sur place je me suis déplacé avec une moto et puis à pied.
Je suis resté plusieurs jours sur place, et l’odeur des corps morts était très forte.
Il y avait de la terre partout, beaucoup de poussière. Et le bruit des machines utilisées pour dégager et casser les rochers transportés par la rivière.
Parfois on entendait aussi des pleurs, ou les cris de personnes auxquelles on rapportait le corps d’un proche ou d’une connaissance.
C’est une atmosphère très pesante, très triste.
La scène procure un sentiment de complète impuissance. On est peiné de voir les habitants essayer de sauver le peu qui reste de leur existence, des frigos pleins d’eau, des télévisions, quelques vêtements, des poupées, des chaussures. Sincèrement, c’est très éprouvant. Comme la douleur qu’on lit sur le visage des survivants. Elle parait très, très forte. Et puis il y a toute la destruction de l’environnement, les maisons en miettes, les voitures enterrées.
J’ai pu faire des photos du site depuis un hélicoptère de l’armée, et c’est là que j’ai vraiment mesuré l’ampleur de la catastrophe.
La force de la nature dépasse l’imagination, avec des rochers et des arbres transportés par la rivière, et sous lesquels des maisons ont été littéralement enterrées.
Là où se trouvait un quartier, on ne voit plus que de la boue et des rocs.
Nous sommes remontés à la source de la rivière, et à celle des glissements de terrain, dont la boue a gonflé la crue mortelle.
Avec les pluies torrentielles, la montagne a cédé, notamment à cause de la déforestation.
J’ai compté au moins dix à douze endroits où elle s’est effondrée dans la rivière.
La coulée de boue a interrompu l’alimentation en eau et électricité de la ville. Les premiers jours, la nourriture a été difficile à trouver sur place. Pour ma part, je m'étais muni d'un stock de conserves et de bouteilles d'eau avant d'arriver à Mocoa. Mon plus gros problème a été le manque d’électricité. J’ai tout fait pour économiser les batteries de mes appareils photo et ordinateur, et profiter des quelques générateurs qui tournaient à l’hôtel ou ailleurs.
C’est toujours difficile de travailler sur une catastrophe naturelle, mais ça l’est peut-être plus encore avec celle-ci. Il faut vraiment faire attention où on met les pieds, pour ne pas finir sous un tas de débris ou écrasé par un mur. Il y a de la boue, des rochers, des arbres, dispersés partout. Il faut être très concentré parce qu’il y a aussi beaucoup de mouvement alentour. Des gens qui espèrent retrouver un proche, qui cherchent des restes de leur vie d’avant, ou qui ne veulent pas traîner sur place
Ce qui m'a le plus ému, ce sont les gens attendant à l'entrée du cimetière.
Ils sont arrivés en famille, avec leurs propres outils, des pelles et des pioches, pour y enterrer eux-mêmes leurs proches. Puis ils sont entrés pour récupérer le corps, creuser un trou, y déposer le cercueil, et pleurer cette perte. J’ai été particulièrement touché par l’enterrement d’un commerçant. « Pourquoi est-ce arrivé ? Qu’est-ce qui s’est passé ? Pourquoi m’as-tu laissé seul », se lamentaient les membres de sa famille.
J’ai été particulièrement touché par l’enterrement d’un commerçant. « Pourquoi est-ce arrivé ? Qu’est-ce qui s’est passé ? Pourquoi m’as-tu laissé seul », se lamentaient les membres de sa famille.
Les funérailles sont très difficiles à couvrir.
C’est un moment très intime de la vie des familles. Certaines souhaitent être laissées tranquille. Il y a beaucoup de peine et de détresse. C’est très dur. Et vous êtes là, à faire des photos.
Une image que je garde en tête est celle de petit groupe de trois ou quatre personnes, avec leur pelle et leur pioche, qui attendait l’autorisation d’entrer dans le cimetière, pour y reconnaitre le corps du membre de leur famille.
Avant de creuser un trou pour l’y placer et lui faire leurs adieux. C’est cette douleur que je ne peux pas oublier. Cette douleur de la famille qui dit adieu à celui qu’elle aime.
Ce billet de blog a été écrit avec Rodrigo Almonacid à Bogota, Joshua Berger à Montevideo et Pierre Célérier à Paris .