Quand la terre tremble, et la peur revient
Rome -- Mon téléphone vibre : «Un nouveau séisme de magnitude 5,4 frappe le centre de l’Italie », dit l’alerte. Je ne peux pas sentir la secousse depuis Rome, tout en slalomant entre les nids de poule avec ma vieille bagnole. Mais les questions se bousculent déjà dans ma tête.
Il est 10h26. Où a-t-il frappé ?
Si c’est dans les Abruzzes, comme l’été dernier, ce serait un moindre mal, beaucoup de maisons ayant été évacuées. Leurs propriétaires vivent dans des logements temporaires sur la côte. Et si c’était ailleurs ?
Des images nocturnes du drame d’août dernier me reviennent à l’esprit.
Regarder en silence un secouriste tirer des décombres d’une maison des bandes-dessinées et des vêtements, puis un matelas et le corps d’une adolescente.
Se trouver à court de mots pour consoler une femme dont la sœur est toujours ensevelie, probablement morte.
Le téléphone vibre encore: c’est dans les Abruzzes, mais dans une ville différente. Je me précipite à la maison pour attraper des affaires. En août, les survivants campaient dans les jardins en fleur et les champs verdoyants d’une des plus belles régions d’Italie. Je me souviens de l’odeur, du soleil brûlant, des journalistes en sueur, des corps vivants et morts.
Cette fois, la zone devrait être enfouie sous la neige et la glace. Alors que prendre ? Caleçons long, bottes de marche, veste, chapeau, gants, et comme toujours dans ce genre de situation, des tas de sous-vêtements, au cas où. Sans oublier un parapluie pour protéger la caméra.
Je retrouve mon collègue de l’AFPTV, Giovanni Grezzi, à la location de voiture. Notre 4x4 a des chaînes à neige ? Oui ? Bien ! Sauf que non, découvrirons-nous plus tard. Nous attrapons le photographe Andreas Solaro, et en route.
En silence, nous écoutons la radio en chemin : trois nouvelles secousses, chacune au-dessus de 5 sur l’échelle de Richter. L’épicentre se trouve sous la ville de Montereale. Il neige et il y a un barrage de police, car la route enneigée est impraticable. Nous craignons de ne pas pouvoir aller plus loin, mais nous franchissons l’obstacle.
A l’extérieur de la ville, un groupe de vaches plantées dans une neige profonde se laisse paisiblement filmer. Dans l’épais silence, notre seule compagnie est un vieux chien de berger aveugle. Le fermier arrive et fournit notre première interview.
Le sol tremble à nouveau. Une petite secousse, sèche et menaçante. C’est la première que je sens. C’est aussi une sorte de retrouvailles, mais avec une connaissance que l’on redoute. A la poussée d’adrénaline se mêle un sentiment de déjà-vu, qui me stimule étrangement.
Nous connaissons bien l’endroit depuis l’été dernier, mais le paysage est tout à la fois familier et inédit. Les rues de la ville qui n’ont pas été déblayées, sont envahies d’une neige qui arrive à la moitié des portes des maisons. Les habitants décrivent la première secousse.
Et les mêmes mots reviennent pour décrire une terreur primitive, le tremblement interminable du sol. Les ennemis sont maintenant le froid, la glace, l’obscurité.
Pendant le dîner, dans notre hôtel, avec l’habituel sentiment de culpabilité à l’idée de ceux qui sont coincés sans rien, le téléphone vibre : «Une avalanche touche un hôtel avec au moins 20 personnes dedans ».
Je ne peux pas y croire. Un hôtel devrait résister à ça, il n’y a peut-être aucune victime. De toute façon, ce serait futile de se mettre en route à la nuit tombée. Nous décidons d’attendre le lendemain, mais notre sommeil est léger.
Sur la route, toutes les sorties sont fermées, sauf une, que nous empruntons. Nos téléphones mobiles ne captent plus de signal, -le cauchemar de tout journaliste-, et nous craignons la panne d’essence.
Les aires de repos sont fermées, et le GPS nous a lâchés. Nous trouvons finalement une station-service, pour faire un plein et attraper les seules provisions restantes : des chips et de l’eau. Nous plaisantons sur l’oubli des skis, mais j’envie les pantalons et bottes étanches de mes collègues.
Les habitants nous indiquent la direction d’une façon typiquement italienne : déterminés à vous aider, demandant chacun son avis à un ami ou un passant, doutant ou approuvant de la tête, et terminant par « Eh bien, bonne chance », quand nous repartons.
L’hôtel est proche de la ville pittoresque de Farindola, à flanc de montagne. Mais près de la sortie, il est clair que nous n’irons pas plus loin. Les services d’urgence tentent de dégager la neige, qui atteint deux mètres de haut, pour que les secouristes puissent passer.
Les journalistes sont une gêne. On nous dirige vers Penne, et un centre de coordination installé dans une salle de sports. Il fait déjà nuit, et avec les risques d’avalanche je me vois mal faire la Une du lendemain: « Les secouristes tentant de sauver les occupants de l’hôtel perdent leur temps à dégager des journalistes idiots ».
Le centre devient notre base pour trois jours. Il y a cette atmosphère de retrouvailles, typique de ces moments dramatiques qui rassemblent les reporters des différents médias.
Nous assaillons de questions Luca Cari, le porte-parole national des pompiers, connu lors du naufrage du Concordia en 2012. Il a l’air épuisé, et peu enchanté de nous retrouver. La star du moment devient le porte-parole des services de secours en montagne, qui n’est pas avare de détails sur l’opération de sauvetage, et passe très bien aussi à la télévision.
Le nombre de disparus dépasse les 30, même si on ne sait pas exactement combien de personnes se trouvaient dans l’hôtel Rigopiano. Une autre équipe de l’AFP tente d’atteindre l’endroit, frappé avec la force de 4.000 camions.
Mais en vain : « impossible d’y aller. Il y a plus de quatre mètres de neige et un barrage de police incontournable ».
Grelottant dans nos vêtements d’hiver, nous gardons un œil sur la montagne, dans les bourrasques de neige, en interrogeant les secouristes, plongés dans les cartes du terrain et les plans de l’hôtel, avant de s’attaquer au déblayage avec leurs pelles et leurs mains.
L’un d’eux s’arrête pour me montrer son équipement. Je me dis qu’ils sont si jeunes et si courageux, tout en réfléchissant au moyen de les persuader de nous emmener avec eux là-haut, sans autorisation. Aucune chance.
Nous les attendons le matin suivant, au moment où ils redescendent.
Nous tombons sur le plus lent. Pris par surprise, il se retrouve en un instant cerné par 20 journalistes et des caméras sous le nez, qui exigent un point sur la situation. Il répond avec aplomb dans un premier temps, en décrivant comment ils ont compris qu’il y avait des poches d’air sous les décombres, après avoir découvert que de petits feus se consumaient à l’intérieur de la structure de l’hôtel.
Les mots s’accélèrent : l’odeur de brûlé, l’excavation pour atteindre le toit, la distance pour atteindre les pièces, l’odorat des chiens de secours neutralisé par le chlore de la piscine, qui a imprégné la neige.
Et puis vient la rumeur d’un groupe de survivants, et avec elle un flot de questions : combien de personnes ? Ensemble ou en différents endroits ? Les quatre enfants portés disparus en font ils partie ? Et la famille de l’homme qui a donné l’alerte ? Le jeune couple dont les photos sont devenues virales sur les réseaux sociaux ?
Les responsables ne veulent rien dire : les secouristes utilisent des sondes vidéo pour essayer de voir ceux qui sont coincés, mais l’accès est difficile et ils font plutôt confiance aux contacts vocaux. Ils ne peuvent confirmer le nombre de voix distinctes qu’ils entendent, et se refusent à calculer celui des blessés qui pourraient ne pas tenir le coup.
« Ils ont trouvé une petite fille vivante ! », crie sur un ton hystérique une imposante reporter italienne, en direct devant une caméra. « J’ai un scoop ! ».
« On peut confirmer ? », me demande le bureau de l’AFP à Rome. Non, on ne peut pas, et tant mieux, parce que la nouvelle s’avère fausse.
Le cirque médiatique est cantonné dans une des tribunes de la salle. Nous en sommes réduits à contacter par portable les responsables des secours, stationnés à quelques mètres de nous. Les tentatives d’accéder à la montagne se succèdent. Chaque média tente sa chance. Nous ne serions pas étonnés que des concurrents visent un « direct », depuis l’un des trous étroits que les pompiers creusent dans les décombres.
On nous apprend qu’un groupe de six personnes a été retrouvé dans la cuisine de l’hôtel. Ça devient les combles, ou peut-être le lobby. Mais où donc ? Ce n’est qu’un détail en terme de reportage, mais il révèle que les secouristes ont du mal à identifier quelle partie de l’hôtel il faut explorer en priorité.
Le sauvetage de tous les enfants galvanise les secours, et leur redonne le moral. Pour notre part, la frustration grandit de n’avoir que des photos et vidéos des services d’urgence pour jauger la situation. Comment vérifier ce qui se passe vraiment sur place ?
Le bureau essaie d’organiser un transport en hélicoptère. Il est annulé avec l’aggravation de la météo. Les responsables refusent de nous emmener dans les navettes transportant les secouristes, en arguant du danger sur le site. La patience s’épuise. Les officiers de presse sourient pour les caméras, mais il est clair qu’ils préféreraient nous voir disparaître, alors que de notre côté nous regrettons le manque d’information.
Il nous reste une seule source: les survivants. Leurs proches, effrayés et en colère, rapportent mot-pour-mot les propos de ceux qui ont survécu, en mangeant de la neige sale dans le noir complet.
Un père effondré raconte que la petite-amie de son fils lui a raconté qu’elle se trouvait à ses côtés dans le noir, incapable de l’atteindre, l’écoutant gémir de douleur avant que le silence tombe. Il parle de meurtre, estimant que l’hôtel aurait dû être évacué avant que l’avalanche frappe. Je m’efforce de ne pas trop penser à ceux encore à l’intérieur.
L’espoir de trouver de nouveaux survivants se réduit, et nous rentrons à Rome. Nous accueillons avec joie la nouvelle que trois chiots ont été récupérés, ce qui veut dire qu’il reste encore des poches d’air. Une joie forcée, comme si c’était un tournant dans cette tragédie. Je vérifie mentalement ce que je devrais emporter, si nous devions repartir pour couvrir le « miracle » d’un nouveau sauvetage.
C’est un espoir déçu. Et avec de nouveaux corps tirés de cette tombe de béton, l’épuisement du voyage me terrasse. Je pleure ces morts et les endeuillés, et je me sens coupable de les abandonner pour rentrer à la maison, indemne, et prête à embarquer pour la prochaine crise.
Ce billet a été traduit par Pierre Célérier à Paris.