Histoire de deux hommes forts
ISTANBUL, 5 juin 2015 – La scène se déroule dans un aéroport de province en Turquie. Assis dans la salle d’embarquement j’attends un vol intérieur qui a beaucoup de retard. Parmi les passagers, l’impatience et la mauvaise humeur montent. Derrière moi, une violente altercation éclate.
Un passagers s’est mis à écouter, en direct sur son téléphone portable, un discours du président Recep Tayyip Erdoğan. Le son est poussé tellement haut que personne dans la salle ne peut en perdre une miette. Un voyageur s’énerve. « De quel droit vous nous l’imposez ? » hurle-t-il. « C’est peut-être votre président, mais ce n’est pas le mien ! » Ce à quoi le partisan d’Erdoğan répond qu’il a toutes les raisons d’écouter son leader. Les deux hommes sont sur le point d’en venir aux mains. La police intervient pour mettre fin à la querelle et séparer les ennemis, qui sont renvoyés chacun à une extrémité de la salle.
Encore un exemple frappant du clivage que « Tayyip », comme il est surnommé aussi bien par ses sympathisants que par ses détracteurs, génère au sein de l’opinion turque. Il est difficile de parcourir plus d’un kilomètre à bord d’un taxi sans que son nom ne soit mentionné dans la conversation par le chauffeur, que ce soit comme un don du ciel ou comme une malédiction. Les éclats de voix vantant ses mérites ou stigmatisant ses défauts résonnent à l’infini dans les cafés, les salons de thé et les ferries d’Istanbul.
Un discours politique ouvert et volatil
Alors que la dispute de l’aéroport s’est calmée, il me vient à l’esprit qu’un tel incident aurait été inimaginable en Russie. Dans le pays où j’ai travaillé jusqu’en 2014, les vraies discussions politiques se tiennent soigneusement à l’écart de la sphère publique. Le président Vladimir Poutine jouit d’une popularité et d’un contrôle du pays dont Erdoğan ne peut que rêver. Les législatives en Turquie, le 7 juin, offrent aux électeurs un véritable choix ainsi que la possibilité de bouter le président et ses alliés hors du pouvoir… s’ils en ont envie. Contrairement à leurs homologues au parlement russe, les partis d’opposition turcs sont de vrais partis d’opposition. Et par-dessus tout, le discours politique en Turquie est ouvert, vivant et extrêmement volatil. Les discussions éclatent n’importe quand, n’importe où, dans les clubs de gym, dans les centres commerciaux et dans les aéroports.
Quand je suis arrivé en Turquie, il y a moins d’un an, je m’attendais à une expérience très différente de celle que j’avais vécue pendant cinq ans dans la Russie de Poutine, depuis la guerre en Géorgie jusqu’au conflit en Ukraine et l’annexion de la Crimée. Et il est vrai que les différences sont très marquées entre la Turquie réellement démocratique et le système politique plus autoritaire de la Russie. Pourtant, plus je vis ici, plus je suis frappé par les similitudes croissantes entre la Turquie et la Russie du tout début du 21ème siècle. Les parallèles sont à la fois troublants et fascinants.
Maîtres dans l’art de dire ce que l'on veut entendre
Ces parallèles sont devenus flagrants pendant la campagne pour les législatives du 7 mai. Erdoğan, un islamo-conservateur qui a été Premier ministre pendant onze ans et qui est maintenant président, devrait théoriquement rester dans son rôle de chef d’Etat et ne pas prendre une part active dans l’élection. Et pourtant le scrutin tourne essentiellement, pour ne pas dire exclusivement, autour de lui.
Le parallèle commence bien sûr avec les dirigeants eux-mêmes. Tous deux sont arrivés au pouvoir à la même époque (Poutine est devenu Premier ministre pour la première fois en 1999, et Erdoğan en 2003 après avoir gagné les élections l’année précédente). Tous deux ont remis de l’ordre dans de grands pays qui avaient frisé la banqueroute (la Russie en 1998, la Turquie en 2001-2002). Tous deux sont des politiciens modernes, charismatiques, maîtres dans l’art de dire ce que leurs partisans veulent entendre et aimant assaisonner leurs discours de phrases simples et directes. Ils ont parfaitement conscience de l’importance du passé dans leurs pays respectifs, héritiers de puissants empires. Si gagner des élections était un sport olympique, ils se partageraient la médaille d’or.
Mais le plus étonnant, c’est de voir à quel point le paysage politique en Turquie commence à ressembler, à bien des égards, à celui de la Russie.
C’est particulièrement évident en ce qui concerne les médias. Je suis souvent surpris de voir à quel point l’information fiable est une denrée rare et précieuse en Turquie. Le pays compte des dizaines de quotidiens hauts en couleurs, aux titres criards, de toutes les tendances politiques possibles. Mais peu contiennent autre chose qu’un vague aperçu de l’actualité de la veille.
Information contrôlée
Un peu comme en Russie, les décisions les plus importantes ne sont connues que d’un petit nombre de gens proches de la présidence, ce qui exclut une grande partie du gouvernement et, bien entendu, la presse. Presque rien de ce qui se passe en coulisses ne parvient aux oreilles des médias. Le processus de diffusion de l’information est extrêmement bien organisé et contrôlé, les fuites sont rarissimes. Vous voulez savoir ce qui s’est vraiment passé quand le chef des services de renseignement, Hakan Fidan, un fidèle d’Erdoğan, a démissionné début 2015, puis a été réinstallé dans ses fonctions par le président quelques jours plus tard ? Seul un très petit nombre de personnes doit connaître la réponse.
Comme Poutine, Erdogan est omniprésent à la télévision. Les chaînes retransmettent les discours populistes qu’il prononce devant des milliers de personnes, parfois plusieurs fois par jour. Une conférence de presse au sens habituel du terme est une pratique inconnue en Turquie. La méthode préférée d’Erdoğan pour communiquer avec les médias, c’est de parler aux journalistes accrédités quand il rentre d’un voyage officiel dans son avion. Les médias proches de l’opposition ne sont pas admis à bord et les questions sont convenues à l’avance. Le lendemain, dans les journaux, ses propos sont inévitablement accompagnés d’une photo de lui décontracté, en bras de chemise au milieu de reporters figés qui, eux, n’ont pas tombé la veste.
Arguments à l'emporte-pièce et intervieweur muet
Des myriades de chaînes de télévision sont disponibles sur le câble et le satellite en Turquie. Mais là encore, la quantité n’est pas synonyme de qualité de l’information. Un bon exemple est NTV, une chaîne d’informations aux moyens importants qui, bien que privée, se révèle de plus en plus proche de la ligne du gouvernement. En mai, elle a diffusé une longue interview de l’excentrique maire d’Ankara, Melih Gökçek. Un farouche partisan d’Erdoğan qui a eu tout le loisir de développer ses arguments à l’emporte-pièce sur un grand nombre de sujets sans jamais être contrarié par un intervieweur complètement muet.
Les Turcs se rappellent avec nostalgie de la NTV d’antan et de son ton plus critique. C’était avant les manifestations anti-gouvernementales de juin 2013 qui ont été l’équivalent d’une douche froide dans l’histoire moderne de la Turquie. Curieusement, l’histoire de la NTV turque est presque similaire à celle de la NTV russe (bien qu’ayant le même nom, les deux chaînes n’ont aucun lien entre elles). Fleuron du journalisme libre dans la Russie des années 1990, la NTV, une chaîne privée aux ressources énormes et à la présentation impeccable, est plus ou moins devenue la voix du gouvernement depuis qu’elle a été achetée par le géant gazier Gazprom.
Twitter et Facebook coupés
En matière de mise au pas des médias, les Turcs sont parfois encore plus forts que les Russes. Je me rappelle de cette rumeur qui avait couru à une époque en Russie, qui prêtait aux autorités l’intention de fermer l’accès à Facebook et Twitter. La nouvelle avait semé l’effroi et l’indignation sur le net russe avant d’être rapidement démentie par le gouvernement. Mais en Turquie, l’accès à Facebook et Twitter a déjà été coupé à plusieurs reprises. Il n’est pas rare non plus que les tribunaux interdisent aux journalistes de diffuser des informations sur tel ou tel sujet sensible, comme les allégations selon lesquelles les services secrets turcs auraient livré des armes à la rébellion syrienne. Le nombre de procès intentés par le président à des journalistes accusés de l’avoir insulté augmente si rapidement qu’il est devenu impossible de couvrir chacun d’eux.
Les comparaisons s’arrêtent là. Quand Vladimir Poutine s’est présenté à la présidentielle en 2012, sa campagne a consisté en un unique meeting au stade Loujniki de Moscou et en une série de tribunes publiées tous les lundis dans la presse. Alors qu’Erdoğan et son Premier ministre Ahmet Davutoğlu sont plongés jusqu’au cou dans une épuisante épopée électorale pour les législatives. Les deux hommes sillonnent inlassablement le pays, et il leur arrive de prononcer jusqu’à trois discours par jour, dans des lieux différents.
Mais on ne peut pas ne pas remarquer que les affiches du parti au pouvoir dépassent largement en nombre celles de l’opposition. Quand vous vous promenez dans Istanbul, vous n’avez pas à aller loin pour tomber nez à nez avec une gigantesque affiche de Davutoğlu barrée de l’une ou l’autre de ses promesses principales en grosses lettres. Ces dernières semaines, le Premier ministre et le président se sont produits dans des grands rassemblements à la soviétique, devant des dizaines de milliers de partisans.
Et il n’a échappé à personne que les relations entre la Turquie et la Russie prennent actuellement la forme d’une improbable alliance : oubliées les divergences concernant l’Ukraine ou la Syrie, les deux pays prévoient de construire un oléoduc sous la mer Noire, et la Russie est en train de construire la première centrale nucléaire de Turquie, un des plus gros chantiers d’infrastructures de l’histoire du pays.
La Turquie est-elle en voie de Poutinisation ? Pas vraiment. Mais il y a des signes qui ne trompent pas.
Stuart Williams, ancien correspondant à Moscou, est l'adjoint au directeur de l'AFP pour la Turquie.