Funérailles des victimes d'un double attentat à la bombe attribué à Boko Haram qui a fait au moins 44 morts à Jos, dans le centre du Nigeria, le 6 juillet 2015 (AFP)

Là où la terreur n’a pas de nom

KANO (Nigeria) – L’appel tombe quelques heures après le début de la diffusion, par les chaînes de télévision au Nigeria, de la cérémonie d’hommage national aux victimes des attentats de Paris. Encore une attaque suicide. Plusieurs personnes viennent d’être tuées par une explosion qui visait la procession de la fête chiite de l’Achoura dans la banlieue du Kano, la grande ville du nord du Nigeria où je suis basé.

Je pars tout de suite sur les lieux du drame, à une vingtaine de kilomètres du centre-ville. Le temps que j’arrive, les services de secours ont déjà évacué vingt-et-un cadavres et des dizaines de blessés. Les seules traces qui restent de l’attentat sont les flaques de sang et les morceaux de chair humaine qui traînent sur la route.

Depuis que l’insurrection armée de Boko Haram a débuté il y a environ six ans, j’ai couvert presque toutes les attaques perpétrées par le groupe jihadiste. Le pire a certainement été les six jours de combats qui ont fait rage durant l’été 2009, un épisode généralement considéré comme le point de départ de la vague de violence actuelle. Maiduguri, la capitale de l’Etat de Borno dans le nord-est du pays, s’était transformée en champ de bataille, secouée jour et nuit par les explosions et les rafales alors qu’armée et insurgés se battaient à l’arme lourde.

Victimes des six jours de combats acharnés entre l'armée et Boko Haram à Maiduguri, dans le nord du Nigeria, le 29 juillet 2009 (AFP / Pius Utomi Ekpei)

Les combats avaient fait environ 800 morts, pour la plupart dans le camp de Boko Haram, et parmi eux le chef et fondateur de l’organisation Mohammed Yusuf. Ces six jours sanglants avaient marqué le début de l’escalade dans l’horreur d’un groupe islamiste qui avait séduit au début une partie de la population dans le nord musulman du pays grâce à ses prises de position contre la corruption, avant de radicaliser son discours et ses actions.

Pendant des semaines, j’ai été traumatisé par ce que j’avais vu et même aujourd’hui, les images restent gravées dans ma mémoire. Les camions déchargeant des dizaines de corps déchiquetés par les balles. Les gens suspectés d’appartenir à Boko Haram faits prisonniers, mis à genoux et abattus à bout portant par des policiers fous de rage devant le commissariat central.

De la fumée s'élève d'une caserne attaquée par Boko Haram à Maiduguri, en mars 2014 (AFP)

La retransmission au Nigeria de la cérémonie d’hommage national après les attentats de Paris, le 27 novembre, se déroule à la veille du premier anniversaire d’une attaque similaire à Kano, qui avait fait au moins cent vingt morts et des centaines de blessés. Ce 28 novembre 2014, des assaillants armés de fusils d’assaut avaient ouvert le feu sur une foule qui ne se doutait de rien, en l’occurrence des fidèles qui venaient de commencer leurs prières du vendredi à la Grande mosquée. Puis des kamikazes s’étaient fait sauter au milieu de la foule qui fuyait.

L’attaque avait été revendiquée par Boko Haram, désormais affilié au groupe Etat islamique, lequel s’est attribué la responsabilité des attentats de novembre à Paris.

Mais contrairement à ce qui s’est passé en France, les noms et les photos des victimes de Kano n’ont jamais été publiés dans les médias du monde entier. La date de l’attaque ne restera pas gravée dans la conscience nationale. Douze mois après les faits, on ignore même combien de morts ces attentats ont fait exactement.

Devant la Grande mosquée de Kano au lendemain des attentats-suicides, le 29 novembre 2014 (AFP / Aminu Abubakar)

La veille de l’anniversaire, alors que les télévisions montraient la cérémonie à Paris et en dehors des prières pour la paix dans les mosquées, la vie à Kano poursuivait son cours normal. Le président n’était pas là. Aucun ministre, aucun militaire, aucun représentant d’une quelconque autorité ne se recueillait sur les lieux de la tuerie en écoutant tête baissée l’hymne national.

Ce n’est pas que personne ne se soucie de Kano. Bien sûr que si. C’est juste qu’après tant d’années de violences, notre attitude face à la mort est devenue différente.

Le nord du Nigeria est majoritairement musulman, et l’Islam influence en grande partie notre culture et nos comportements. Nous avons une approche fataliste de l’existence. Tout ce qui arrive est dicté par Dieu. Si nous nous faisons tuer, c’est parce que c’était écrit. Un proverbe en langue hausa dit que «quand la mort vous appelle, il faut lui répondre».

La mort, ici, fait partie de la vie. Beaucoup plus qu’ailleurs.

Après un attentat à l'engin explosif improvisé sur un marché de Maiduguri, le 31 juillet 2015 (AFP)

Pour s’en convaincre, il suffit de regarder le bilan de l’insurrection de Boko Haram. Depuis les massacres de Maiduguri en 2009, les violences ont fait au moins 17.000 morts et 2,6 millions de sans-abri au Nigeria. En septembre dernier, 117 personnes ont été tuées dans une attaque à Maiduguri qui a été à peine mentionnée dans les médias internationaux. Le 18 novembre, deux jeunes filles – l’une apparemment âgée d’à peine 11 ans – se sont fait sauter dans une boutique de téléphones portables à Kano et tué quinze personnes autour d’elles.

La veille, quand l’explosion d’une bombe avait fait trente-quatre morts à Yola, la capitale de l’Etat d’Adamawa, Facebook avait activé son «signalement de sécurité» au Nigeria pour la première fois. Je suis sûr que cela a été bien accueilli par ceux qui ont accès à internet dans la ville. Mais beaucoup de gens se sont aussi posé la question : pourquoi maintenant, alors que des attaques ont lieu pratiquement tous les jours, depuis des années?

La violence, ici, est devenue tellement courante que les gens se sont habitués à elle. Quand les bilans montent, les attitudes changent.

Evacuation du corps d'une victime d'un attentat suicide à Potiskum, dans l'Etat de Yobe au nord du Nigeria, le 15 juin 2015 (AFP / Aminu Abubakar)

Je ne peux pas dire que les gens aient peur à Kano, même si personne ne peut dire quand, où ni comment se produira la prochaine attaque. L’attentat de l’an dernier n’a pas laissé la ville en état de choc, même s’il a provoqué un fort sentiment de colère. Nous savons depuis longtemps que Boko Haram attaque les mosquées et les églises, mais le fait que la Grande mosquée ait été visée a rendu les gens vraiment furieux. C’était inhabituel. Cela s’expliquait en grande partie par le fait que le palais de l’émir de Kano Muhammad Sanusi II, une figure très respectée de l’Islam au Nigeria, est situé juste à côté. Ce n’est même pas l’attentat le plus meurtrier à s’être produit dans la ville. En janvier 2002, une série d’attaques contre les forces de sécurité avait fait 185 morts.

Il était un temps où les gens prenaient la fuite dès qu’ils entendaient une explosion. Ce n’est plus le cas. Maintenant ils veulent tout de suite aller voir ce qui s’est passé. Ils prennent des photos avec leurs téléphones portables et les publient sur les réseaux sociaux. Les gens se sont habitués à toute cette violence, on pourrait presque dire qu’ils se sont désensibilisés. L’an dernier, des passants se sont même lancés à la poursuite des tireurs de la mosquée et en ont lynché quelques-uns. Avant, cela aurait été inimaginable.

Des blessés dans un hôpital après un attentat à Maiduguri, le 16 octobre 2015 (AFP)

Après les attaques à Paris, on a pu voir de nombreux policiers et militaires déployés dans les rues. La sécurité a été renforcée partout en France, la police a donné l’assaut à une maison où se cachaient des suspects et les détails de l’enquête ont été rendus publics.

Rien de tel ne se produit ici. Les forces de sécurité n’ont pas les effectifs pour cela. Je ne sais même pas si quelqu’un a été arrêté pour les attentats de Kano.

L’an dernier, en allant au marché, j’ai vu un chantier qui s’était transformé en immense parking sauvage. Typiquement le genre d’endroit où se rassemblent de grandes foules, et qui attire les auteurs d’attentats suicides. J’ai appelé la police pour faire part de mon inquiétude. Ils m’ont répondu qu’ils étaient au courant. Mais que pouvaient-ils faire ? Il existe des centaines d’endroits comme celui-là et on ne peut pas tous les surveiller.

Patrouille militaire à Chibok, dans le nord du Nigeria, en mars 2015 (AFP / Sunday Aghaeze)

Un officier de l’armée m’a confié que les forces de sécurité ont adopté une approche plus discrète à Kano. Elles essayent de limiter les patrouilles armées et les postes de contrôle de crainte de tuer le commerce dans la ville, métropole économique de tout le nord du Nigeria, ce qui aurait pour effet d’accroître la pauvreté et le chômage. Pour essayer de donner l’impression que tout va bien, les militaires et la police ont cessé de communiquer à propos des perquisitions et des arrestations qu’ils effectuent au quotidien.

Toutes les horreurs auxquelles nous assistons contribuent à créer un sens de l’unité de plus en plus fort. La plupart des gens voient en Boko Haram un fléau et un ennemi commun à abattre à tout prix plutôt que des militants cherchant à instaurer un Etat islamique.

Tout le monde ici a suivi les attaques à Paris sur la BBC ou sur les autres chaînes internationales par satellite. Nous compatissons, car nous savons ce que ces attaques signifient. Nous connaissons la douleur que l’on ressent quand on perd un être cher dans ces circonstances. Nous sommes tristes de voir la France subir cela. Mais beaucoup de gens pensent aussi que la France devrait faire attention à ce qu’elle fait en Syrie, à ne pas fournir des armes à des groupes rebelles qui pourraient se retourner contre elle. « Quand vous creusez un trou, ne le faites pas trop profond, ou vous pourriez finir par tomber dedans », dit un proverbe hausa.

Vivre dans un endroit aussi violent a changé notre façon d’exister, même si nous essayons de mener la vie la plus normale possible. J’essaye de ne pas inquiéter ma famille en leur révélant trop de détails sur mon métier. Il y a quelques années pourtant, au plus fort des attaques à Kano, j’avais été obligé d’expliquer certaines choses. J’avais dit à mes enfants de ne jamais ouvrir la porte à un inconnu, de ne jamais renseigner un passant demandant où se trouve telle ou telle maison dans le voisinage. De nombreux médias commençaient à faire l’objet de menaces et les locaux du journal ThisDay à Kaduna et Abuja avaient même été visés par des attentats à la bombe. Les journalistes étaient devenus une cible. En voyant l’autocollant « presse » sur ma voiture, mon fils, alors âgé de 12 ans, m’avait dit: «Papa, je crois que tu devrais enlever ça».

Je n’ai plus cet autocollant maintenant.

Découverte d'un charnier à Damasak, ville du nord du Nigeria reprise à Boko Haram par les troupes tchadiennes et nigériennes en mars 2015 (AFP / Abba Ali Kaya)

L’essentiel pour nous, et j’imagine aussi pour les Français, c’est de ne pas paniquer. Car c’est exactement ce que veulent ceux qui nous attaquent : que nous perdions notre sang-froid.

Cette attitude nous aide à supporter le quotidien, ici à Kano. Les gens refusent de se laisser intimider. Nous savons que quand les écoles sont fermées, quand les gens se terrent chez eux, la terreur a gagné.

L’an dernier, les militaires à Kano avaient publié un communiqué affirmant que Boko Haram allait perpétrer des attentats pendant la période de Noël, et exhortant la population à rester chez elle afin de limiter les pertes en vies humaines. Mais les gens n’avaient pas obtempéré. Cela avait été une leçon. Ne vous laissez pas intimider, restez debout autant que vous pourrez, car sinon il y aura encore plus d’attaques.

Le nord du Nigeria a connu bien d’autres troubles dans le passé, et nous avons réussi à les surmonter. Nous finirons par tourner la page des attentats de Boko Haram, cela ne fait aucun doute pour moi. Mais avant cela, il nous faudra endurer encore bien des bombes, encore bien des fusillades, et pleurer bien des morts.

(Cet article a été écrit avec Phil Hazlewood à Lagos et traduit de l’anglais par Roland de Courson à Paris).

Funérailles d'un étudiant tué par l'armée à Kaduna, en juin 2015 (AFP / Nichole Sobecki)
Aminu Abubakar