Photo de famille et impondérables
LE BOURGET (France), 2 décembre 2015 – La conférence de Paris sur le climat est le plus gros sommet jamais organisé en France, et je suis le photographe chargé par l’AFP de prendre l’incontournable « photo de famille » du début de la réunion. C’est la première fois que je me livre à cet exercice. Avec 195 dirigeants à photographier en rang d’oignon, je suis servi pour un début... Sans parler de cette image du président des Comores «intercalé» devant une poignée de main israélo-palestinienne historique, qui depuis qu’elle a été publiée suscite une avalanche de détournements et de blagues futiles sur internet…
Une photo de famille, surtout avec autant de monde dessus, c’est beaucoup de préparation pour un résultat final pas franchement passionnant. Les presque deux cents chefs d’Etat, de gouvernement et autres hauts dignitaires se placent debout sur trois rangées, sur un podium de vingt-sept mètres de long. La vingtaine de photographes accrédités pour couvrir l’événement – ceux des principales agences de presse, ainsi que les photographes officiels des délégations – sont parqués dans un enclos d’environ cinq mètres sur cinq, situé à douze mètres du podium. Il n’y a pas de places attitrées pour nous : chacun joue des coudes pour tenter de se placer au centre de l’enclos, ou bien juste en face du chef d’Etat qui l’intéresse. Le résultat final, c’est une photo prise au grand angle qu’il faut recadrer considérablement pour qu’elle ait l’air de quelque chose, et sur laquelle on a du mal à distinguer le visage de chacun…
Mais le plus important, c’est le comportement des dirigeants à l’occasion de ce rituel ultra-chronométré. La photo de groupe est minutieusement préparée par les responsables du protocole, qui marquent sur le sol l’emplacement assigné à chacun. Les critères de placement sont compliqués : par exemple, plus on est ancien dans la fonction, plus on se rapproche du centre de la photo, et les dirigeants de pays en conflit ou brouillés pour une raison ou pour une autre sont séparés. Avant la séance, chaque délégation effectue un repérage pour éviter à leur chef d’Etat ou de gouvernement d’avoir à chercher sa place une fois entré en scène.
Tout l’intérêt consiste à capturer les moments où les dirigeants arrivent dans la salle et interagissent plus ou moins spontanément pendant quelques instants, avant de rejoindre l’emplacement qui leur a été attribué. Pour un photographe d’agence, il faut avoir l’œil partout. Certains s’ignorent délibérément, d’autres ont des gestes chaleureux à l’égard d’un homologue qui s’en serait bien passé. Je guette surtout l’instant où le Premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan et le président russe Vladimir Poutine, dont les pays sont à couteaux tirés depuis que la Turquie a abattu un avion militaire russe participant à une opération en Syrie fin novembre, vont se retrouver dans la même pièce. En fait ce moment ne se produira jamais car Poutine, arrivé en retard, rate la photo de famille…
En fait, le moment-phare de cette photo de famille est la rencontre inopinée entre le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu et le président palestinien Mahmoud Abbas, en pleine vague de violences au Proche-Orient. Les services du protocole les ont placés au deuxième rang. Sur le podium, avant la photo officielle, les deux hommes échangent quelques mots en souriant, en passant devant le Premier ministre néo-zélandais John Key que les services du protocole ont pris soin d’intercaler entre eux. Malgré les tensions extrêmes qui règnent entre Israéliens et Palestiniens, le moment est spontané et chaleureux. Ils n’ont pas l’air de se forcer. On comprend qu’ils se serrent la main même si la silhouette du président comorien Ikililou Dhoinine, qui a été placé au premier rang du podium, empêche de voir clairement leur geste.
A lire tout ce que les gens ont raconté sur internet à propos de cette scène, on pourrait croire qu’il s’agit d’un « photobombing », que le président des Comores s’est incrusté exprès devant Abbas et Netanyahu pour leur voler la vedette, et qu’à l’heure actuelle je dois être en train de le maudire.
Mais pas du tout ! Dhoinine se trouve là parce que c’est sa place, assignée par les organisateurs du sommet, et qu’il attend que nous prenions la photo de famille. Il ne fait pas irruption devant la poignée de main, il est déjà là avant qu'elle ait lieu. Ni lui ni moi n’y pouvons rien, je n’ai pas l’impression d’avoir « raté » ma photo et jusqu’à ce que je voie les commentaires et parodies sur internet, cette histoire de « photobombing » ne me traverse l’esprit à aucun moment. Bien sûr que j’aurais préféré qu’Abbas et Netanyahu soient au premier rang, qu’ils soient plus exposés pour leur rarissime effusion. Mais on ne peut pas toujours tout contrôler.
Martin Bureau est un photographe de l’AFP basé à Paris. Suivez-le sur Twitter (@MartinBureau1). Cet article a été écrit avec Roland de Courson (@rdecourson).
Le président des Comores n’en serait pas à son premier photobomb… pic.twitter.com/HiumyzZdnc
— Enjoylivier (@holivier) 30 Novembre 2015