Sous le volcan de Fuego

SAN MIGUEL LOS LOTES (Guatemala) -- C'est la chose la plus proche de la lune que j'ai vue, si la lune ressemble vraiment à un désert désolé. En l'absence de références connues, ma tête a cherché des images vues dans des livres ou à la télévision. Les cendres et les pierres de plusieurs tonnes tombées quelques heures avant de la pente du volcan de Fuego au Guatemala, ont enterré San Miguel. Un village où on ne sait pas combien de personnes ont vécu, et où il sera difficile de déterminer exactement combien y sont mortes.

Dans le village de San Miguel Los Lotes, couvert de cendres le 4 juin 2018, au lendemain de l'éruption du volcan Fuego, au Guatemala. (AFP / Johan Ordonez)

Les premières nouvelles que j'ai eues au sujet du volcan de Fuego (de feu) c'était le matin du lundi 4 juin, au lendemain de l’éruption. Quelques heures plus tard, j'ai reçu l'appel du rédacteur en chef de l'AFP en Amérique latine, qui m'a demandé laconiquement: "Pouvez-vous aller au Guatemala ce soir?" "Bien sûr", ai-je répondu sans poser de question.

"Méfie-toi, il y a mille façons de mourir", m'a écrit un ami d'Espagne quand il a su que je partais couvrir la tragédie. Mon collègue ne manquait pas d’argument. Le Guatemala a un des taux d’homicides les plus élevés au monde et dans ce pays d'Amérique centrale, les quatre éléments de la nature sont mis à contribution avec fureur, que ce soit par les effets des pluies qui tombent entre mai et novembre, provoquant des glissements de terrain et les inondations des rivières, des tremblements de terre ou même des ouragans. Sans oublier les volcans.

Une victime de l'éruption volcanique, à San Miguel Los Lotes, dans la province d'Escuintla, à 35 km au sud-ouest de Guatemala City, le 4 juin 2018. (AFP / Johan Ordonez)

Il y a un an et demi, j'ai quitté l'Espagne pour rejoindre le bureau de l'AFP en Uruguay. Mes connaissances des catastrophes naturelles, et de la volcanologie en particulier, sont donc assez limitées. Le plus grand désastre dont j’ai été témoin remonte à août de l'an dernier dans le centre de Barcelone. Il était l’œuvre d'un être humain, avec une attaque djihadiste.

Des habitants de San Miguel Los Lotes participent aux fouilles à la recherche des corps de victimes de l'éruption volcanique qui a enseveli leur village sous les cendres. Le 9 juin 2018, six jours après l'éruption du volcan de Fuego. (AFP / Orlando Estrada)

Pour me préparer à la tragédie du volcan de Fuego, j'ai étudié les cartes de la région et essayer de comprendre le phénomène des « nuées ardentes », qui peuvent enterrer la vie de centaines de personnes. Le Vésuve est vite apparu dans mes recherches et je me suis absorbé dans une lecture sur Pompéi. Une lecture qui m'a paradoxalement fait oublier le volcan de Fuego.

Récupération du corps d'une victime de l'éruption, à San Miguel Los Lotes, le 11 juin 2018 (AFP / Johan Ordonez)
Bryan Rivera, 22 ans, à la recherche de membres de sa famille disparus, à San Miguel Los Lotes, le 7 juin 2018. (AFP / Johan Ordonez)

 

J'ai atterri mardi avec pour mission d'atteindre le lieu du drame et de parler aux personnes affectées. Je pensais que le premier objectif serait plus aisé que le deuxième. Mais le Guatemala s'est empressé de démentir mes idées préconçues.

Il nous a fallu presque une journée pour parcourir les 60 kilomètres qui séparent la capitale et San Miguel Los Lotes. J'ai quitté la capitale en taxi avec mon collègue Henry Morales, originaire de la région, avant 14h00, mais nous n'avons pas quitté la voiture avant 18h00, et nous n'avions même pas atteint le volcan.

Le volcan de Fuego, le 4 juin 2018, au lendemain de son éruption. (AFP / Johan Ordonez)

Le ciel guatémaltèque se couvre presque chaque jour avec une ponctualité toute britannique, entre mai et novembre, vers 13 ou 14 heures.

Peu de temps après, l'averse a commencé. La pluie du jour a entraîné du matériel pyroclastique encore brûlant dans une rivière voisine et l'énorme colonne de fumée qui s’en est élevée a déclenché, avec l’aide des fausses nouvelles sur les réseaux sociaux, une panique parmi les populations ayant échappé de justesse à la force du volcan. Des milliers de voisins ont ramassé leurs biens et quitté leurs maisons, la plupart sans destination préméditée et en saturant un réseau routier précaire.

Evacuation d'un homme blessé dans l'éruption, à El Rodeo, le 3 juin 2018. (AFP / Noe Perez)

Les autorités ont fermé l'autoroute et nous avons essayé d'arriver par une route sinueuse et très raide. Il n'était pas difficile de prévoir qu’elle ne nous mènerait nulle part. Après 50 kilomètres, nous avons décidé de rebrousser chemin. De retour à l'autoroute, le policier de service nous a laissé passer, mais ses collègues nous ont interdit d'en sortir un peu plus loin.

Le lendemain, nous sommes partis à cinq heures. L’horizon était barré par les presque 4.000 mètres d’altitude du volcan, perpétuellement couronné d’un nuage de cendres, et de son voisin l’Acatenango.

Nous avons passé en voiture et sans grande difficulté le premier barrage de police, à environ 12 kilomètres de la zone dévastée; nous avons franchi le deuxième à pied, à 1,5 km de la zone engloutie. Mais ensuite, interdiction d'aller plus loint. Le même scénario s’est répété les jours suivants.

Nous nous étions résignés à travailler depuis El Rodeo, une ville qui a échappé de justesse à la dévastation, quand des camarades nous ont indiqué un chemin alternatif.

Il traversait une forêt touffue et de petites plantations de café couvertes de cendres. L'eau des ruisseaux descendant de la montagne était brûlante. Au fur et à mesure de notre progression, le manteau de cendre encore chaude se faisait plus épais et la chaleur plus étouffante. On nous avait avertis de marcher prudemment et d’éviter les terrains meubles, surtout en entrant dans la campagne et en quittant les chemins.

Un vidéaste de l'AFP avait dû arrêter le travail quelques heures plus tôt parce que de la cendre brûlante avait pénétré dans sa chaussure et lui avait brûlé les pieds.

San Miguel Los Lotes, el 7 de junio de 2018 (AFP / Johan Ordonez)
Mujeres rezan en el ingreso a la "zona cero" en San Miguel Los Lotes, el 6 de junio de 2018 (AFP / Johan Ordonez)

 

 

 

Nous avons grimpé quelques collines, jusqu'à trouver les restes de la ville dévastée. La puanteur de soufre était insupportable. Le silence, tellement écrasant qu’il en était douloureux. Les cadavres de poulets, de chiens et de vaches et les restes de certaines maisons semblaient flotter dans la couche de cendres qui, à certains endroits, atteignait 15 mètres de profondeur. Quelques pompiers surveillaient la zone et un groupe de survivants ayant échappé à la tragédie approchaient de ce qui était leur domicile jusqu'au dimanche dernier, à la recherche de leurs proches.

Certains avaient marché près de 15 kilomètres pour essayer de récupérer les corps et leur donner une «sainte sépulture». Trois, quatre, cinq et même six jours après le drame, d'autres croyaient encore que des disparus aient pu survivre. D'autres encore se contentaient de récupérer un canapé plein de cendres, de vieux matelas ou d'ustensiles de cuisine.

L'intérieur d'une maison détruite dans l'éruption à San Miguel Los Lotes, le 8 juin 2018. (AFP / Orlando Estrada)

Les autorités ont demandé aux voisins proches du point zéro de quitter les maisons qui avaient été épargnées par la langue des cendres et des pierres. Mais peu d'entre eux étaient prêts à abandonner leurs possessions aux pillards, que ce soit une table, des chaises, une vieille télévision ou quelques vieux vêtements. Beaucoup n'avaient jamais eu d'autre endroit où vivre et au fil des années ils avaient appris à coexister avec la présence menaçante du volcan.

C'est difficile de reconstruire des histoires. La plupart de mes interlocuteurs ont traversé l’épreuve de témoigner à un journaliste avec des réponses laconiques. Ils avaient perdu des proches, de nombreux enfants, des parents, des grands-parents, des oncles ... Leurs maigres possessions avaient été avalés par la furie du volcan et leurs moyens de subsistance détruits.

J'ai passé sept jours à parler à des dizaines de personnes touchées, avec la sensation récurrente d’empiéter sur leur chagrin. Même ainsi, ils étaient ravis que quelqu'un d'Espagne ait voyagé jusque-là pour raconter leur humble histoire. Ils vivaient dans des refuges surpeuplés, avec l’aide de dons privés, mais leurs besoins élémentaires étaient assurés. Les enfants ont explosé de joie quand des sacs de bonbons et de jouets sont arrivés dans leur abri à Escuintla.

Ils craignaient que la générosité et l'attention des médias retombe avec l’intérêt porté à la coupe du monde en Russie. Rien d'inhabituel dans un pays avec un taux de pauvreté très élevé et dans lequel un candidat à la présidentielle s’est présenté au scrutin avec la promesse de faire participer le Guatemala pour la première fois à un Mondial.

1er février 2018. Le volcan de Fuego. (AFP / Johan Ordonez)

Nous étions un lundi, huit jours avaient passé depuis la grande éruption et ma mission au Guatemala était terminée. La centaine de cameramen et photographes qui pullulaient chaque jour à San Miguel Los Lotes avaient disparu jour après jour. Nous n'étions plus qu'une douzaine.

Funérailles d'Erick Rivas, 20 ans, le 6 juin 2018. (AFP / Johan Ordonez)

Je me suis promené autour du périmètre fermé et je suis tombé sur plusieurs personnes touchées par ce drame. Mes tripes et mon cerveau m’ont dit que je ne pouvais pas continuer, alors j’ai quitté le village et j’ai commencé à remonter le lit de la rivière, asséché par la matière pyroclastique qui avait surgi du flanc du volcan. Avec la distance et la hauteur, j’ai pu constater que, outre la force de la nature, la tragédie devait beaucoup au hasard. La langue des cendres et des pierres ne faisait pas plus de 60 mètres de large, juste assez pour avaler le village et y tuer plus d'une centaine de personnes (près de 200 sont toujours portées disparues).

Je suis descendu avant de m’asseoir sur un rocher. J'ai pris quelques photos de Carlos Renato Cortés, un homme de 44 ans qui creusait la cendre depuis une semaine, à la recherche de sa femme et de ses trois enfants. Il a quitté son labeur et s'est approché de moi. Nous avons bavardé. Il m’a expliqué son histoire et il m'a demandé pourquoi j'étais là. Je lui ai serré la main et je lui ai dit au revoir sans savoir quoi répondre.

(AFP / Johan Ordonez)

 

David García