Reportage depuis nulle part

Kinshasa -- Des souffrances à une échelle massive. Qui n’ont jamais la couverture médiatique qu’elles méritent. Et la frustration. La frustration que personne ne paraisse vraiment s’intéresser au sujet. Ce n'est qu'une impression, mais c’est celle que je garde après mes récentes missions dans l'est du Congo, en tant que photographe.

Je me trouve en République démocratique du Congo depuis presque un an. Si vous avez peut-être du mal à vous représenter où ça se trouve, vous n’êtes pas seul. La RDC, comme s'appelle aujourd’hui l’ancien Zaïre, est un pays dans la tourmente depuis des décennies. Les noms de certains de leurs leaders vous diront peut-être quelque chose – Patrice Lumumba, Mobutu Sese Seko, Laurent-Désiré Kabila, Joseph Kabila…

Même si vous ne savez pas le placer sur une carte, vous en abritez sans doute un morceau chez vous. Le sous-sol du pays est un des plus riches au monde. Ses minerais et terres rares se retrouvent dans les smartphones, ordinateurs et autres outils électroniques.

Mace-Grace, 11 ans, dans une chambre d'hôpital à Bunia, le 2 mars 2018. Elle a perdu sa mère, trois de ses frères et soeurs, et a eu la main gauche tranchée lors d'une attaque contre son village dans la région d'Ituri, dans le nord-est de la RDC. (AFP / John Wessels)

C’est un endroit remarquable à plus d’un titre, souvent pour des raisons cruelles. Dian Fossey, célèbre éthologue, a contribué à sa renommée avec son livre Gorilles dans la brume, adapté au cinéma, avant d’être contrainte de quitter le pays, en pleine crise, pour le Rwanda voisin. Elle y sera assassinée.  

C’est aussi le théâtre de certains des conflits les plus meurtriers de l’époque récente, comme la Deuxième guerre du Congo entre 1998-2003. Avec ses conséquences humanitaires, il a fait entre 2 et 5 millions de morts.

C’est encore le deuxième plus grand pays d’Afrique, riche d’une forêt épaisse, difficile d’accès et sans valeur stratégique pour les grandes puissances. Ce qui explique peut-être que la misère qui y règne reste largement ignorée.

Je me suis installé au Congo avec tous ces sujets en tête. Je suis plutôt un nouveau-venu dans la photographie et le photojournalisme, et je me suis dit que c’était l’endroit tout désigné pour me tester, apprendre et savoir gérer mes émotions. La grande chance est de se trouver dans un lieu qui n’est pas saturé par la couverture médiatique, même si cela fait peser sur mes épaules une responsabilité un peu lourde.

Ces temps-ci, le pays est de nouveau jeté dans une tourmente politique. Le deuxième mandat du président Joseph Kabila s’est légalement éteint il y a deux ans, mais l'élection présidentielle pour sa succession n'a toujours pas été organisée, officiellement pour des questions de sécurité et de logistique. Ses adversaires politiques l'accusent de tout faire pour se maintenir au pouvoir. Le scrutin est maintenant prévu pour décembre 2018.

Sur cette toile de fond, les conflits inter-ethniques qui fermentaient depuis des années ses sont mis à bouillir et de nouveaux apparaissent.

Avec pour conséquence que le travail vous amène de la couverture d’un drame à celui d’un autre. Il suffit de regarder l’actualité des derniers mois.

Camp pour déplacés à Kalemie, dans la région du Tanganyika, dans l'est de la RDC, le 20 mars 2018. (AFP / John Wessels)
Camp pour déplacés à Bunia, dans la région d'Ituri, dans le nord-est de la RDC, le 27 février 2018. (AFP / John Wessels)

 

 

En mars dernier je me suis rendu en Ituri, une province agitée du nord-est du pays, située juste au dessus de celle du Nord-Kivu (voir la carte ci-dessous).

Les deux communautés qui l’occupent, -les éleveurs Hema et les fermiers Lendu-, s’affrontent depuis longtemps pour le contrôle de la terre. Au tournant des années 2000, leur conflit s’est transformé en confrontation plus brutale, alimentée par le Rwanda et l’Ouganda voisins, dans le cadre d’une guerre plus large à l’intérieur des frontières de la RDC. Quelques 50.000 personnes y ont perdu la vie, et bien plus ont été déplacées, avant que la tension retombe. 

Carte des menaces qui pèsent sur la République démocratique du Congo fin 2017 (AFP/ Jean-Michel Cornu, Thomas Saint-Cricq)

Le conflit s’est ravivé. Ceux qui avaient traversé le cauchemar précédent s’y trouvent plongés à nouveau. Les villages Lendu ont subi des assauts par vague. Avec des attaques à la machette, suivies d’incendies de maisons, et enfin des vols de bétail et de biens dans ce qui restait des attaques précédentes.

La conséquence en est que les gens fuient à la moindre rumeur, qu’elle se vérifie ou pas.

Ils ont perdu un père, une sœur, un frère, une mère, un enfant dans le dernier conflit. Ils sont marqués. Et en les écoutant on peut comprendre leur peur.

Myime - Richards, 32 ans, traité à l'hôpital de Bunia pour des lacérations sévères à la tête et au cou, le 2 mars 2018. Il a perdu sa femme et trois de ses quatre enfants dans une attaque contre son village dans la province d'Ituri. (AFP / John Wessels)
Bawma Yoame, 56 ans, dans une chambre de l'hôpital de Bunia, le 2 mars 2018. Après l'attaque contre son village, il s'est caché pendant deux jours dans la forêt avant de rejoindre Bunia, chef-lieu de la province d'Ituri. (AFP / John Wessels)

 

 

J’ai rencontré une mère de onze enfants. Elle en a perdu six en 2003. La voici déplacée avec les cinq qui lui restent. Le trauma psychologique que ces gens ont enduré est difficile à imaginer.

Une autre femme ne peut plus utiliser son bras droit. Elle a été victime d’une attaque à la machette en 2003. Elle a aussi perdu son mari cette année-là.

Alphonsime Mojetha, 54 ans, dans un hôpital de Bunia le 2 mars 2018. Elle a perdu ses deux enfants dans une attaque contre son village, souffre de lacérations par machette à la tête, les bras et les mains, et n'a survécu qu'en se cachant pendant deux jours dans la forêt. (AFP / John Wessels)

Avec de telles horreurs en tête, personne ne prend plus aucun risque. A la moindre rumeur d’une attaque à venir, ils ramassent leurs quelques affaires et ils fuient.

Une nuit que je me trouvais à Tchomia, le bruit a couru d’une attaque en cours. Rapidement une foule d’habitants se sont jetés sur la route, cherchant à atteindre un abri sur les eaux du lac Albert, tout proche.  

La scène était un peu irréelle : dans ce village plongé dans le noir, des groupes de gens marchant lentement et en silence à travers les rues, en quête d’un refuge, la brève lueur d’une moto éclairant hommes, femmes et enfants, chacun portant quelque chose sur la tête ou dans les bras.

Vers 5h00 du matin, je me suis rendu sur les berges du lac. Les gens y avaient embarqué sur des pirogues, pour se mettre en sécurité. Quand le jour est revenu, ils sont revenus en pagayant. 

Des déplacés rejoignent la berge du lac Albert après y avoir passé la nuit par sécurité, le 5 mars 2018, à Tchomia. (AFP / John Wessels)

C’était la première fois que j’étais témoin de la fuite d’une population sous la menace d’une attaque. Généralement on arrive après la bataille, quand les populations sont rassemblées dans un camp pour déplacés.

A Bunia, le chef-lieu de la province d’Ituri, le camp accueillant les déplacés a doublé de taille en cinq jours.

Des Congolais déplacés par les violences embarquent pour une tentative de traversée du lac Albert vers l'Ouganda voisin, le 5 mars 2018, à Tchomia. (AFP / John Wessels)

Quelques semaines plus tard je me suis rendu 1.200 km plus au sud à Kalemie, dans la province de Tanganyika, qui borde le lac du même nom. C’est aussi le siège d’un conflit ethnique important, qui dure depuis des siècles, bien longtemps avant les indépendances. La RDC a gagné la sienne de la Belgique en 1960 seulement.


 

Les Pygmés de l’ethnie Twa y sont à couteaux tirés avec les Bantous de l’ethnie Luba. Les seconds, propriétaires terriens, sont accusés d’exploiter les premiers, des chasseurs-cueilleurs, en leur accordant des salaires de misère ou en payant leur travail au champ avec de l’alcool et des cigarettes. Pour leur part, les Bantous ont été victimes d’attaques atroces, avec des villages brûlés et des femmes enceintes éventrées.

La situation est différente de celle de l’Ituri. Les déplacés vivent dans des camps depuis plus d’un an. Avec des chiffres impressionnants. Pour Kalemie, ils sont environ 67.000.

Jeunes Congolais sur une colline dominant un camp pour déplacés, à Kalemie, RDC, le 20 mars 2018. (AFP / John Wessels)

Le chiffre m’a révolté. C’est peut-être parce que je ne suis pas ici depuis longtemps, mais je me demande pourquoi le monde n’y prête pas plus attention. Plus de 500.000 personnes ont été déplacées dans la région de Tanganyika, est-ce que ce n’est pas suffisant ? Ou bien est-ce parce que la chose a été entendue tant de fois qu’elle en est devient inaudible ?

Enfant congolaise dans un camp pour déplacés à Kalemie, RDC, le 20 mars 2018. (AFP / John Wessels)
Dans un camp pour déplacés à Kalemie, le 21 mars 2018. (AFP / John Wessels)

 

A chaque fois, je me demande comment décrire la situation pour que les gens la remarquent. Quelle émotion puis-je transmettre à travers l’image? Comment faire pour attirer le regard de quelqu’un et l’amener à s’informer ensuite sur le sujet? Et comment se distinguer de ce que d’autres ont fait avant?

Je crois y être arrivé avec Martha. C’est une femme incroyable. Quand je l’ai photographié elle plantait des fèves et des graines obtenues dans un centre de distribution d’aide alimentaire, en dehors d’un camp. Elle essaie de reconstruire une vie dans un village qui a été incendié. Elle a l’air si forte.

Martha, déplacée par les violences, avec son mari et cinq enfants, depuis six mois. Elle plante des fèves et des graines dans un camp situé dans le village de Kabutunga, dans la province du Tanganyika, le 21 mars 2018. (AFP / John Wessels)

C’est très frustrant parce qu’on passe tant de temps à atteindre ces endroits, à parler avec les gens, à essayer de partager leur histoire avec d’autres, et on a l’impression que ça n’intéresse personne. Peut-être que si, mais ça ne se voit pas.

Ce blog a été écrit avec Yana Dlugy à Paris.

 

John Wessels