Photographie : aux frontières de l’acceptable
Editeur du blog Making-of
PARIS, 20 février 2015 – La disqualification pour cause d’images trafiquées d’un nombre sans précédent de participants au concours World Press Photo 2015 a ravivé un vieux débat : où se situe la frontière, en photojournalisme, entre l’effet artistique et la fraude ?
Cette année, vingt pour cent des photographies qui avaient atteint l’avant-dernière phase du World Press Photo ont été recalées pour falsification, soit trois fois plus que l’an dernier. C’est lors de cette avant-dernière sélection que les organisateurs demandent aux concurrents de fournir les fichiers RAW de leurs images. En photographie numérique, le format RAW (« brut », en anglais) désigne la photo telle qu’elle a été prise, sans autre traitement informatique que celui effectué par l’appareil lui-même au moment de la prise de vue. Comparer le RAW à la photo finale permet de détecter les manipulations effectuées sur l’image a posteriori au moyen du logiciel Photoshop ou autres : ajout ou suppression d’éléments, recadrage, variations dans la luminance, la texture et la couleur.
« Pour nous, ça a été un choc », reconnait le photographe de l’AFP Patrick Baz, membre du jury 2015. « Le World Press Photo a des règles très strictes sur ce qui est admis ou pas en post-production, mais je ne suis pas sûr que les candidats disqualifiés les aient lues. On a été très durs dans nos décisions, violents mêmes, parce que ça commence à prendre des proportions insupportables. Manipuler une photo, c'est mentir aux autres et se mentir à soi-même: je ne montre pas ce que mon œil a vu, je montre ce que j'aurais aimé qu'il voie. A côté de ces quelques fraudeurs démasqués, il y a tous ceux qu’on ne démasque jamais ».
Selon les organisateurs du concours, toutes les disqualifications ont été prononcées pour «ajout ou soustraction d’éléments dans le contenu de l’image ». « Il semblerait que certains photographes soient incapables de résister à la tentation d’améliorer artistiquement leurs images pendant la post-production », a relevé dans un communiqué le directeur du World Press Photo, Lars Boering. La fraude a fait des ravages dans le domaine de la photo sportive : seules deux images ont été retenues en finale dans cette catégorie. « C’est comme si beaucoup de photographes sportifs considéraient qu’ils ne font pas du journalisme », déplore Patrick Baz.
Règles codifiées
Les bonnes pratiques exigées par le World Press Photo en matière d’édition d’images ont été codifiées dans une étude publiée par l’organisation en 2014. Ces règles sont, grosso modo, les mêmes que celles en vigueur dans la plupart des grandes agences internationales, dont l’AFP : les ajouts ou suppressions d’éléments sont strictement interdits (seules les taches causées par les grains de poussière s’étant malencontreusement déposés sur le capteur de l’appareil peuvent être éliminées avec Photoshop). Des ajustements mineurs de luminance, de contraste et de couleur sont autorisés du moment qu’ils n’altèrent pas le contenu informatif de l’image. Faire légèrement pivoter une photo mal cadrée, pour redresser une ligne d’horizon par exemple, est autorisé. Mais pas la rétrécir, l’élargir ou l’intervertir (par exemple pour supprimer l’effet miroir d’un reflet dans une flaque d’eau). Le recadrage est, dans la plupart des cas, autorisé.
La première règle est incontestée dans la profession : ajouter ou supprimer un personnage ou un élément quelconque, grossir ou mincir une actrice célèbre dans une photo n’est pas tolérable. En 2014, un photographe mexicain de l’agence américaine Associated Press, Narciso Contreras, vainqueur du prix Pulitzer, avait reconnu qu’il avait ôté à l’aide de Photoshop une caméra qui apparaissait dans le champ d’une photo d’un rebelle syrien. Il avait été licencié sur le champ. L’année précédente, l’AFP avait dû retirer de sa base de données une photo transmise par l’agence nord-coréenne KCNA, habilement modifiée pour donner à une manœuvre militaire un aspect plus impressionnant.
Climat complotiste contre le photojournalisme
Le truquage en photo est aussi vieux que la photographie elle-même, et les exemples historiques sont innombrables. « Du temps de la photo argentique, un technicien de laboratoire pouvait toujours trafiquer une image dans la chambre noire, mais il fallait vraiment être un artiste », explique Eric Baradat, rédacteur en chef photo à l’AFP. « Alors que maintenant, c’est à la portée de pratiquement n’importe qui ».
Cette « démocratisation » des applications de retouche photo, alliée au fait qu’il est désormais facile pour quiconque de proférer sans preuves des accusations de trucage sur les réseaux sociaux et d’y rencontrer une audience considérable, font peser un climat complotiste sur le photojournalisme (voir par exemple les calomnies visant une photographie prise par l'AFP devant Kobané l'automne dernier). Cela pousse les organisations comme le World Press Photo à durcir leurs critères, et les rédactions à se doter d’outils avancés pour se prémunir contre les fraudes.
Pour détecter les manipulations, l’AFP utilise un logiciel d’avant-garde, Tungstène. Extrêmement complexe à manipuler, l’outil avait déjà permis en 2011 de démontrer qu’une image qui circulait sur les réseaux sociaux et qui montrait soi-disant le cadavre d’Oussama Ben Laden était un faux. Il sert, au quotidien, à analyser les photos douteuses avant publication. C’est principalement le cas pour les images provenant de sources extérieures à l’AFP et sujettes à caution, comme le gouvernement nord-coréen ou syrien, les groupes rebelles divers et variés, ou encore l’organisation Etat islamique. Mais Tungstène sert aussi à fournir des preuves de bonne foi lorsque des clients ou observateurs extérieurs expriment, à tort, des doutes sur une image qui a l’air « trop réussie pour être vraie ».
Ainsi cette magnifique photographie d’un cracheur de feu aux Philippines lors du nouvel-an chinois en 2012, année du dragon. La forme de la flamme pouvait, légitimement, faire douter de l’authenticité de l’image… Une analyse approfondie démontrera cependant l’absence totale de trucage. N’en déplaise aux amateurs de théories du complot, le talent, le hasard et la chance font très souvent mieux les choses que Photoshop.
Ne pas confondre manipulation et vision du photographe
Les règles en matière de modification des paramètres de luminosité, de couleur ou de contraste sont, elles, beaucoup plus sujettes à interprétation, et donc à controverse. En fonction du contexte, assombrir ou éclaircir la peau de quelqu’un sur une photo peut avoir un but esthétique (pour illuminer un visage sous-exposé dans un portrait, par exemple) ou une connotation raciste.
En 2006, l'agence Reuters avait cessé sa collaboration avec un photographe indépendant libanais, Adnan Hajj, accusé d’avoir assombri la fumée sur une photo d’un bombardement israélien sur Beyrouth. Et deux ans après l’attribution du principal prix du World Press Photo en 2013 au Suédois Paul Hansen pour une image d’un enterrement d’enfants à Gaza, la polémique continue à faire rage dans le monde du photojournalisme : s’il a été prouvé qu’aucun élément n’a été ajouté ou soustrait au cliché, le photographe a essuyé une pluie de critiques pour avoir assombri certaines zones de son image et forcé l’éclairage de plusieurs autres en post-production. Le World Press Photo avait confirmé le prix, en estimant que le contenu informatif de l’image n’avait pas été altéré.
« Il ne faut pas confondre le truquage avec la vision du photographe », explique Roger Cozien, fondateur de la société eXo maKina qui a développé le logiciel Tungstène en collaboration avec un professeur en sémiotique, Serge Mauger. « Par exemple, un photographe assiste à une éruption volcanique phénoménale. Mais ses photos sont forcément beaucoup plus ternes, beaucoup moins spectaculaires que ce qu’il a vu dans la réalité, et il décide d’assombrir le panache de fumée pour le rendre plus impressionnant. Peut-on le lui reprocher ? Il n’a fait que rendre l’image plus conforme à ce qu’il a vraiment vu et ressenti, lui. Après tout nous n'étions pas sur place, nous ! »
« Personne n’est né avec un 400 mm à la place des yeux »
« Vouloir faire de la photo un témoignage du réel, c’est peine perdue », poursuit Roger Cozien. « Il y a une différence entre le réel et la réalité. Le réel est le même pour tout le monde, alors que la réalité est une interprétation mentale du réel : la réalité n’est pas la même pour une grenouille qui ne voit que les mouvements, ou pour un chien qui voit en noir et blanc. Une photo ne sera jamais que le vecteur d’une histoire, d’une réalité racontée par le photographe ».
Ainsi, une photo en noir et blanc, prise au flash ou à l’aide d’une longue focale ne reflète évidemment pas le réel, sans pour autant constituer une manipulation frauduleuse. « Personne n’est né avec un téléobjectif de 400 mm à la place des yeux », résume Eric Baradat. Il en va de même pour les effets comme le zoom, les expositions multiples, les vitesses d’obturation lentes ou le filé qui permettent d’imprimer un mouvement à une photo d’action, en sport par exemple. La bonne règle veut alors que l’effet utilisé soit explicité dans la légende.
Modifier la luminance, le contraste, les couleurs d’une image sont également des pratiques admises dans la profession, tant que cela reste fait à bon escient et sans dénaturer le contenu informatif de la photographie. C’est ce qui rend l’esthétique de certains photographes reconnaissable au premier regard, comme c’était le cas du temps de l’argentique avec ceux qui ne juraient que par un seul modèle de pellicule. « On a toujours envie de sentir quelque chose dans une image », explique Patrick Baz. « La ligne rouge, c’est quand l’art commence à prendre le dessus sur le journalisme ».
Zones grises et dilemmes impossibles à trancher
Et en la matière, les zones grises, les dilemmes impossibles à trancher sont nombreux. « Il est permis de prendre une photo au flash. Alors pourquoi est-il interdit à un photographe qui s’est trompé dans ses réglages et qui a pris une image trop sombre d’augmenter l’exposition a posteriori avec Photoshop ? » fait par exemple remarquer Antonin Thuillier, spécialiste photo à la rédaction en chef technique de l’AFP. « Même chose avec le vignettage, une technique qui consiste à assombrir les contours de l’image pour mieux faire ressortir ce qu’il y a au centre. Il est interdit de faire ça en post-production, mais pas à la prise de vue en employant une optique de mauvaise qualité ».
La prolifération d’outils comme Instagram ou Hipstamatic, qui permettent à tout utilisateur de smartphone de prendre des photos avec filtres ou « effets rétro », rendent encore plus floue la limite entre ce qui est interdit ou autorisé à un photographe de presse. « Et de toutes façons, contrairement à une photographie argentique, qui est une scène physiquement imprimée sur une pellicule au moyen d’un procédé chimique, la photo numérique est déjà le résultat d'un traitement informatique », explique Antonin Thuillier. « Les appareils numériques ne capturent pas d’images : ils recueillent des données, qui sont ensuite traitées au moyen d’algorithmes pour aboutir à un cliché. C’est ce qui fait qu’une même image aura un aspect différent selon l’appareil avec laquelle on la prend, dont les algorithmes ont été conçus par des ingénieurs différents. Les teintes de la peau humaine, par exemple, varient selon les marques de matériel».
« Un logiciel comme Tungstène ne permet de détecter que les manipulations techniques. Mais la manipulation n’est pas toujours une affaire de post-production. Bien avant de truquer une photo, on peut en manipuler le sens », ajoute Roger Cozien.
Ainsi, il est communément admis que le fait de recadrer et de faire pivoter une photo de skieur sur Photoshop pour que la descente ait l’air plus vertigineuse est une fraude. Mais le même effet peut être obtenu de façon beaucoup plus simple en faisant pivoter l’appareil au moment de la prise de vue : dans ce dernier cas, la comparaison avec le fichier RAW ou un examen par Tungstène ne permettront jamais de conclure au trucage. Idem si la photo est posée, s’il s’agit d’une mise en scène.
Au final, le dernier rempart contre la fraude est le professionnalisme du journaliste et la transparence de son travail. « Une photographie, c’est la combinaison d'une image et d'une légende », poursuit Roger Cozien. « C’est la rencontre de ces deux éléments, leur alignement sémiotique, qui fait qu’une photographie est truquée ou pas ».
Roland de Courson est l'éditeur du blog Making-of. Suivez-le sur Twitter.