Que faire des photos effroyables d’Irak ?

 site web djihadiste Welayat Salahuddin qui l'a publiée le 14 juin 2014, des militants de l'Etat islamique d'Irak et du Levant (EIIL) exécutant des membres des forces de sécurité irakiennes faits prisonniers dans la province de Salaheddin, en Irak (AFP / HO / Welayat Salahuddin)

PARIS, 18 juin 2014 – Ces terribles images montrent des militants de l’Etat islamique d’Irak et du Levant (EIIL) exécutant des soldats ou des membres des forces de sécurité quelque part dans la province de Salaheddine, en Irak. Elles ont été récupérées le 14 juin et les jours suivants sur des sites web ou des comptes Twitter de la mouvance djihadiste, et diffusées par l’AFP et d’autres agences internationales à leurs clients.

Faut-il montrer ces photos, qui relèvent clairement de la propagande extrémiste ? Pour l’AFP, la réponse est oui. Mais pas sans prendre les plus extrêmes précautions pour s’assurer qu’elles n’ont pas été truquées, et éliminer celles qui relèvent uniquement de la violence gratuite, sans valeur informative.

Au quartier général de l’AFP pour le Moyen-Orient, situé à Nicosie, des journalistes arabophones surveillent en permanence les sites internet islamistes radicaux et les réseaux sociaux, à la recherche d’images et d’informations provenant des zones de guerre en Irak et en Syrie. « Il faut faire très vite », explique Patrick Baz, le responsable photo de l’agence pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord. « Les liens peuvent disparaître d’un moment à l’autre. Et il arrive souvent à Twitter de supprimer des comptes au contenu violent ».

Les présentes images d’exécutions massives ont été d’abord rendues publiques par le site djihadiste Welayat Salahuddin, avant de se répandre sur Twitter. Pour l’AFP, il n’a fait aucun doute qu’elles devaient être diffusées. 

D’abord, et surtout, parce qu’elles témoignent face au public et face à l’histoire de l’extrême dureté de la situation actuelle en Irak. Et ensuite, parce que (ce blog mis à part) l’Agence France-Presse ne s’adresse pas directement au grand public : elle livre les images à ses médias clients du monde entier, qui prennent seuls la décision de les publier ou non en fonction de leurs propres critères éditoriaux et/ou culturels. 

(AFP / HO / Welayat Salahuddin)

«Il faut montrer ce qui s’est passé », poursuit Patrick Baz. « Pour le moment, aucun journaliste, aucun observateur indépendant ne peut s’aventurer dans les endroits tenus par les djihadistes sans être promis à l’enlèvement ou à la mort. Ces photos sont les seuls témoignages disponibles. Certes, elles sont faites avant tout à des fins de propagande pour terroriser l’ennemi mais il s'agit d'illustrations qui vont entrer dans l’histoire. Tout comme les images d’officiers nazis exécutant des résistants et des juifs. »

L’AFP n’utilise toutefois pas les images de violence lorsque leur valeur informative est douteuse ou nulle. Elle a ainsi choisi de ne pas diffuser une photo en gros plan d’une tête d’homme écrasée à coups de botte, ou encore un militant brandissant une tête décapitée. Les autres agences d’information ont grosso modo les mêmes critères.

Reste à s’assurer que les images n’ont pas été truquées. Une des questions qui s’est posée face à la première image d’exécutions (en haut de la page), a été de savoir si des cadavres supplémentaires n’avaient pas été ajoutés à l’aide d’un logiciel de type Photoshop, afin de rendre la photo encore plus impressionnante. Cette vieille technique de propagande a déjà été utilisée par la Corée du Nord pour tromper les médias internationaux. Pour en avoir le cœur net, l’AFP dispose de Tungstène, un logiciel de détection de retouches photographiques.

L'image du haut de cette page analysée par le logiciel Tungstène de détection de retouches photographiques. L'examen montre clairement (encerclé en rouge) que le visage d'un des personnages a été manipulé pour le rendre méconnaissable (AFP)

D’utilisation complexe –démasquer une falsification réalisée par un expert peut prendre une journée entière–, Tungstène a démontré que les photos de massacres commis par l’EIIL en Irak ne comportaient pas de manipulation significative.

« L’examen a bien démontré quelques retouches », raconte Antonin Thuillier, spécialiste du logiciel à la rédaction en chef technique de l’AFP. « Les couleurs rouges ont été sursaturées, peut-être pour mieux souligner les flaques de sang. Les visages des djihadistes ont été noircis pour les rendre méconnaissables (dans le cercle rouge, sur la photo ci-dessus, ndlr). Enfin, il y a un doute concernant le nuage de fumée à l’arrière-plan. Les taches rouges, sur l’image ci-dessous, démontrent que deux zones de la photo sont rigoureusement identiques. L’outil de clonage Photoshop a pu être utilisé pour masquer quelque chose à l’arrière, ou encore une poussière du capteur… »

Tungstène révèle également qu'une zone de l'image a probablement été retouchée avec l'outil de clonage Photoshop pour masquer quelque chose à l'arrière-plan ou enlever une poussière du capteur (AFP)

La tâche est compliquée par le fait que ce genre de photo a beaucoup circulé sur internet avant de tomber dans les mains des journalistes. Chaque utilisateur, chaque site internet a pu y ajouter son logo ou ses commentaires en « watermark » avant de la remettre dans le circuit. « Quand je tombe sur une photo intéressante, j’essaye de remonter à l’original », explique Patrick Baz. « Et si je n’y parviens pas, je recadre l’image pour enlever les éléments qui n’apportent pas d’information ».

A l’origine, la photo diffusée sur internet était comme celle ci-dessous. La première phrase en arabe indique qu’il s’agit de l’opération « Assad al-Rahman al Bilawi alias Abou Abd al-Rahman », du nom d’un leader djihadiste tué par les forces irakiennes a Fallujah. La deuxième phrase donne des explications sur la scène : « Liquidation des membres de l’armée Safavide qui fuyaient en habits civils » (La dynastie des Safavides, qui a régné sur l’Iran aux 17e et 18e siècles, s’est convertie à l’islam chiite et en a fait la religion d’état d’un empire perse en pleine renaissance, afin de se démarquer de l’empire ottoman voisin. « Safavides » est le surnom donné aux chiites par les extrémistes sunnites).

L'image telle que diffusée par les djihadistes sur internet, avant recadrage (AFP / HO / Welayat Salahuddin)

Dans le cas de la photo du haut de cette page « les manipulations ne semblent pas avoir pour but d’altérer vraiment le contenu informatif du cliché », poursuit Antonin Thuillier. Pas de cadavre ou de militant supplémentaire ajouté avec Photoshop. La photo est donc diffusée par l’AFP, avec un avertissement mettant tout de même en garde les clients contre de possibles retouches, et précisant clairement qu’il s’agit d’une photo récupérée sur internet sans qu’il soit possible de vérifier la date à laquelle elle a été prise ni le lieu de la scène.

« Bien entendu, précise encore Antonin Thuillier, le logiciel Tungstène n’est pas capable de détecter les mises en scène effectuées par les protagonistes eux-mêmes. Si les djihadistes ont décidé d’entasser là des corps provenant d’un autre endroit, ou bien si certains d’entre eux se sont couchés par terre et ont fait le mort pour rendre la scène encore plus effrayante, la machine ne le détectera jamais ».

Cette image, tirée d'une vidéo diffusée sur Youtube en février 2014, montre selon ceux qui l'ont diffusée des militants de l'EIIL exécutant un groupe de soldats irakiens quelque part dans la province d'Anbar (AFP / HO / Youtube)

La probabilité d’une mise en scène de ce genre est toutefois très faible, estime Patrick Baz. Au vu des violences perpétrées, de façon avérée, par l’EIIL en Irak ou en Syrie ces derniers mois, l’hypothèse la plus plausible est que ces images montrent une scène réelle.

« Les djihadistes n’ont pas besoin de mises en scène », explique le photographe, qui couvre les conflits au Moyen-Orient et ailleurs depuis près de trente ans.

Des militants de l'EIIL agitant un drapeau au dessus des têtes de prisonniers sur le point d'être exécutés dans la province de Salaheddin, en Irak (AFP / HO / Welayat Salahuddin)

Roland de Courson est l'éditeur du blog AFP Making-of.

Roland de Courson