Une pirogue sur le lac Tchad à Guité, le 30 mars 2015 (AFP / Philippe Desmazes)

Terreur et trafics sur le lac du non-droit

BAGA SOLA (Tchad), 20 avril 2015 - Nous avons quitté N'Djamena, la capitale tchadienne, depuis à peine deux heures. Déjà, le goudron a laissé la place à une piste chaotique qui nous envoie valdinguer contre le plafond de la voiture à chaque soubresaut: « la route de l'enfer », plaisante un humanitaire qui l'emprunte régulièrement.

Nous nous rendons sur les bords du lac Tchad, où quelque 18.000 Nigérians ont trouvé refuge après avoir fui les exactions de Boko Haram. La région est devenue de plus en plus dangereuse, à cause des incursions sanglantes des insurgés jihadistes.

A ce stade, et jusqu'à notre destination finale, plus la peine d'espérer trouver de l'eau courante ou de l'électricité, et les véhicules se font de plus en plus rares...

Sur la route entre Massakori et Baga Sola, au Tchad, le 5 avril 2015 (AFP / Philippe Desmazes)

Autour de nous, une plaine aride s'étend à perte de vue. Nous croisons surtout des groupes de jeunes filles à dos d'âne, le nez percé d'anneaux argentés, et des caravanes de dromadaires guidées par des cavaliers. Philippe Desmazes, le photographe avec qui j'effectue ce voyage, dégaine ses appareils et se régale.

Eau brunâtre et polluée, pêcheurs désœuvrés

Dix heures et quelques pannes plus tard, abrutis par la chaleur suffocante, nous apercevons enfin l'immense oasis. Ce bleu profond qui fend le sable doré: comme un mirage!

La sous-préfecture de Baga Sola, qui accueille le camp de réfugiés Dar-es-Salam, est posée sur les rives du lac. Et vue de près, la réalité est un peu moins idyllique. Accroupies dans l'eau brunâtre jonchée de détritus, une dizaine de femmes font la lessive au coucher du soleil. Les hommes, avachis sur de longues pirogues, semblent trouver le temps long. Leur regard perdu dans le vide dit toute leur lassitude. Guité, Baga Sola, Ngouboua: dans toutes les localités où nous nous rendons, le constat est le même.

Au bord du lac Tchad à Guité, le 30 mars (AFP / Philippe Desmazes)

A cause de l'insécurité liée à Boko Haram, la vie tourne au ralenti. Les insurgés jihadistes nigérians rôdent sur l'eau à bord d'immenses pirogues motorisées peintes de couleurs vives, également utilisées par les commerçants. L'Etat tchadien a donc considérablement restreint la navigation et les embarcations des piroguiers n'ont pas bougé depuis des semaines, des mois peut-être. Les marchandises ne circulent plus, et les étals des marchés se vident se vide peu à peu.

« Nous sommes frappés par la malédiction. Il y a d'abord eu l'eau qui disparait - avec les sécheresses successives, le lac a perdu 90% de sa superficie en 50 ans - puis Boko Haram », me souffle une vieille commerçante de Ngouboua.

Un gendarme parcourt les rues de Ngouboua, le 6 avril. Le village a été dévasté en février par une attaque de Boko Haram, la première en territoire tchadien (AFP / Philippe Desmazes)

Ce village a été à moitié détruit en février lors d'un raid des insurgés nigérians, le premier en territoire tchadien, qui a fait deux morts. Les assaillants sont arrivés discrètement à bord de pirogues. Ils ont d’abord attaqué le contingent militaire situé à l’entrée de la ville, mais n’ont pas réussi à prendre le dessus. En partant, ils n’ont rien épargné, pas même le bétail. Plus de 400 moutons ont été brûlés.

« Les gens ont tout perdu, ils n'ont pas les moyens de reconstruire »

« Quarante-huit boutiques remplies de marchandises ont été détruites. Les gens ont tout perdu, et ils n'ont pas les moyens de reconstruire leurs maisons », explique Al Hadji Mbodou Mai dans son minuscule magasin de pagnes.

L’arrêt de la navigation sur le lac a en outre fait flamber les prix. Les marchandises transitent désormais par la route depuis le Niger, en contournant le lac par le nord.

Carrefour de quatre pays - Nigeria, Tchad, Niger et Cameroun - le lac Tchad est depuis toujours le lieu d'intenses échanges commerciaux et de trafics en tous genres.

Loin des capitales des Etats riverains, c'est un univers à part, où les frontières tracées par l'ancien colonisateur n'existent pas. Tout y est régi par le commerce. Et que l'on se trouve sur les rives tchadiennes ou nigérianes, les transactions se font dans la monnaie du leader régional. Un matin au marché de Baga Sola, j’achète des citrons: la vieille commerçante s'agace quand je veux payer en francs CFA, pourtant en vigueur ici au Tchad, et me rend la monnaie en nairas, la devise du Nigeria!

Le marché de Ngouboua, le 6 avril (AFP / Philippe Desmazes)

Il faut dire que le Nigeria inonde ses voisins – pour la plupart enclavés et sans industries - de produits manufacturés comme le savon, le carburant, les piles ou les vêtements. En sens inverse, les Nigérians consomment volontiers poisson, viande et légumes venus du Tchad ou du Niger, dont les eaux poissonneuses et les terres fertiles sont propices à la pêche, à l'élevage et à l'agriculture.

Quelque 30 millions de personnes vivent des ressources du lac, devenu terre de migration au fil des décennies. Haoussa, Kanuri, Peuls, Boudouma... de nombreux dialectes se mélangent, sans compter ceux des pêcheurs venus d'Afrique de l'Ouest il y a bien longtemps.

Un labyrinthe de chenaux entre les roseaux

Mais avec ses centaines d'îlots éparpillés comme des confettis sur les quatre pays, son labyrinthe de chenaux navigables entre les roseaux, le lac Tchad est aussi réputé être une vaste zone de non droit, et ce depuis des lustres. Un paradis de la contrebande quasiment impossible à contrôler, dont Boko Haram a largement profité pour s'approvisionner en essence, en vivres et en armes. Côté tchadien, la secte islamiste bénéficie de complices locaux qui connaissent bien les routes lacustres et facilitent le déplacement de ses hommes.

(AFP / Philippe Desmazes)

Pour l'heure, pêcheurs et éleveurs sont les seuls à continuer leur travail, même si leurs revenus ont nettement baissé faute de clients. Au crépuscule, chacun part de son côté. Dans un halo de fumée, un jeune berger au visage enturbanné fait traverser un bras de lac à son troupeau dans un vacarme de clapotis. Des centaines de têtes de colosses émergent de l'eau: je reconnais les mythiques bœufs kouris, originaires du lac. Leurs cornes bulbées peuvent mesurer jusqu'à un mètre de long. Les pêcheurs, eux, ne reviendront qu'au petit matin décharger leur précieux butin de leurs minuscules pirogues de bois.

« Ce sont des tramolés, ils sont complètement drogués »

A Guité, village commerçant situé à l'extrême sud du lac qui alimente les marchés de N'Djamena, nous verrons la même désolation qu'ailleurs, des habitants désabusés qui jouent aux cartes et grignotent des noix de kola pour tromper la faim et l'ennui, faute de travail. Nous y faisons l'aller-retour dans la journée depuis N'Djamena, avec notre vieux chauffeur Ismaël, toujours paré d'un impeccable boubou blanc au volant de sa bagnole croulante.

(AFP / Philippe Desmazes)

Il nous faut plus de deux heures pour parcourir une centaine de kilomètres, en nous arrêtant toutes les vingt minutes pour mettre de l'eau et refroidir un moteur fumant qui menace de nous lâcher pour de bon. Au passage, nous évitons un âne mort laissé au beau milieu de la route, probablement percuté par un véhicule. La charogne sera toujours là à notre retour…

La nuit tombe doucement sur le village et nous essayons de réparer la fuite du radiateur, entourés par de nombreux jeunes aux yeux vitreux qui racontent n'importe quoi et apostrophent les passants en titubant. Ce n'est pas l'effet de l'alcool. « Ce sont des "tramolés", ils sont complètement drogués », nous expliquent des notables du coin.

(AFP / Philippe Desmazes)

Le Tramadol (ou Tramol) est un antalgique puissant très apprécié par les combattants de Boko Haram car il les aide à lutter contre la peur et la fatigue. Cette drogue répandue au Nigeria contamine peu à peu les rives tchadiennes du lac, où la jeunesse désœuvrée, ne sachant plus à quel saint se vouer dans une région déjà pauvre, achète désormais les petits comprimés amenés clandestinement par bateau.

De la drogue dans le ventre des poissons

« Nous essayons d'arrêter la drogue en provenance du Nigeria mais les trafiquants savent s'adapter. Récemment nous en avons saisi des quantités sur des pirogues de pêcheurs: ils avaient éventré les poissons et mis les comprimés dans du plastique à l'intérieur », nous raconte un officier de police.

Lorsque nous prenons le chemin du retour, Ismaël insiste pour conduire, même si nous ne sommes pas trop rassurés. Bourrée d'ornières et de gens qui traversent dans le noir complet, la route est dangereuse. Et ça ne loupe pas…

Des soldats tchadiens regardent un véhicule du Haut-comité des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) traverser une portion du lac Tchad à Ngouboua, le 27 janvier 2015 (AFP / Sia Kambou)

Nous avons à peine parcouru deux kilomètres que nous manquons un accident frontal avec un gros pick-up à l'arrière chargé de passagers. Finalement les deux véhicules se frôlent, et le choc emporte notre rétroviseur qui éclate la fenêtre arrière contre laquelle est assis Philippe. L'un des occupants de l'autre véhicule a le genou sérieusement touché. Il est tout de suite évacué à la « clinique » de Guité pour y recevoir des soins. De notre côté, nous sommes couverts de débris de verre, mais sains et saufs.

Nous laisserons finalement le lac, ses pêcheurs et ses piroguiers derrière nous. Depuis la fin de notre reportage, j'ai appris que les patrouilles militaires tchadiennes - qui ont intensifié leurs activités sur les eaux du lac ces dernières semaines - ont permis une reprise partielle du trafic lacustre, du moins côté tchadien. Tous espèrent que la sécurité reviendra bientôt afin de pouvoir vivre à nouveau comme avant. Comme me l’a dit un commerçant de Ngouboua, « le business doit reprendre. Il faut érariquer Boko Haram ».

Celia Lebur est une journaliste de l'AFP basée à Libreville.

Des enfants jouent dans le lac Tchad à Guité, le 30 mars (AFP / Philippe Desmazes)