#BringBackOurGirls : A Chibok l’abandonnée
CHIBOK (Nigeria), 8 avril 2016 – Depuis Damboa, dans le nord-est du Nigeria, la route de Chibok n’est pas vraiment une route. C’est juste une piste poussiéreuse, qui n’est démarquée que par les traces dans le sable des pneus des taxis, des voitures et des camions qui sont passés là avant.
Les véhicules cahotent péniblement sur les bosses, crachent de la fumée et avalent des nuages de poussière et de sable même en roulant à faible vitesse. Souvent il est difficile de voir la voiture qui vous précède.
Rares sont les gens à l’extérieur de la région à avoir entendu parler de Chibok quand, le soir du 14 avril 2014, des combattants du groupe jihadiste Boko Haram prennent d’assaut l’Ecole secondaire publique de filles dans les environs de la ville et kidnappent 276 adolescentes qui se trouvaient dans leurs dortoirs.
Avec cet enlèvement massif, qui deux ans plus tard n’a toujours pas connu son épilogue – 219 des lycéennes restent à ce jour prisonnières des jihadistes – le monde entier découvre un conflit d’une violence extrême qui, jusque-là, attirait peu d’attention en dehors du Nigeria.
Escorte lourdement armée
Cela faisait longtemps qu’à l’AFP, nous voulions nous rendre à Chibok, mais des raisons de sécurité nous en empêchaient. Boko Haram contrôlait encore la majeure partie de l’Etat de Borno en 2014, et durant tout 2015 la région était le théâtre d’une intense contre-offensive gouvernementale. Et même maintenant, alors que l’armée a repris le contrôle de presque tout le nord-est et que les militaires nous autorisent à y aller, le commandant en chef dans la capitale de l’Etat, Maiduguri, insiste pour que nous soyons accompagnés en permanence par une escorte lourdement armée. Nous ne tardons pas à comprendre pourquoi.
Les principales routes reliant Maiduguri au reste du Nigeria ont été rouvertes fin mars, près de trois ans après leur fermeture pour cause d’attaques répétées de Boko Haram. Cette réouverture a soulevé l’espoir d’un retour à la vie normale après sept ans de combats qui ont fait environ 20.000 morts et au moins 2,6 millions de sans-abri. Mais prendre la route depuis Maiduguri est encore loin de ressembler à une paisible excursion.
Chaleur accablante
A la sortie sud de la ville, nous dépassons des centaines de voitures, de taxis, de minibus et de camions bourrés de passagers et de marchandises qui attendent dans la chaleur accablante le feu vert des militaires pour entamer en convoi le voyage de 90 kilomètres vers Damboa. Notre convoi à nous est composé d’un véhicule blindé de transport de troupes et de quatre pickups – deux à l’avant et deux à l’arrière – équipés de mitrailleuses lourdes et en livrée de camouflage. Quatre éclaireurs du bataillon motocycliste de l’armée, de création récente, ouvrent la marche sur leurs motos tout-terrain.
A la sortie de la ville, des enfants et des adultes nous regardent passer en faisant de grands gestes ou le salut traditionnel hausa, en levant le poing droit. Au fur et à mesure que la route s’enfonce dans la cambrousse, les maisons inachevées ou abandonnées cèdent la place aux arbres et aux arbustes aux épines acérées.
Les stigmates de la guerre
Plus loin dans la brousse, les stigmates de la guerre deviennent de plus en plus visibles : des bouts de tarmac transpercés par les obus, des voitures, des minibus et des pickups semblables aux nôtres explosés, calcinés, tordus ou coupés en deux. Les bâtiments à côté desquels nous passons sont criblés de balles ou noircis par les flammes. Cette région était déjà très peu peuplée avant le conflit. Maintenant, il semble n’y avoir plus aucune âme qui vive.
Les véhicules slaloment à toute vitesse entre les arbres tombés sur la route, les bidons de carburant renversés et les obstacles en tout genre, au son d’un gospel nigérian lancé à tue-tête. Tout à coup, le lieutenant qui voyage à la place du passager avant éteint l’autoradio et empoigne son fusil.
Rafales dans le lointain
Au-devant de nous provient un bruit de fusillade. Quelques secondes plus tard, d’autres rafales d’arme automatique se font entendre à l’arrière du convoi. Difficile de dire d’où viennent ces tirs. Mon lourd gilet pare-balles et mon casque me semblent soudain bien maigres comme protections…
Tout le monde regarde les soldats. Ils n’ont pas l’air du tout perturbés. C’est rassurant.
L’endroit où nous nous trouvons – une zone boisée où il est facile de se cacher près de la route pour monter un guet-apens – est un point de passage bien connu des rebelles entre la pointe sud-ouest de l’Etat de Borno et leurs bases situées plus loin vers le sud-est. Des morceaux de tissu ont été vus accrochés sur les arbres. C’est un signe laissé par les insurgés pour indiquer à leurs complices qu’ils se sont aventurés dans le coin la nuit précédente. En voyant cela, les militaires ont tiré dans les broussailles pour le cas où des jihadistes y seraient encore tapis, et pour faire savoir aux rebelles qu’ils ont repéré les signes.
Boko Haram rôde encore
Cela nous confirme quelque chose que nous entendons dire depuis déjà plusieurs mois: que même si le gouvernement assure avoir « techniquement vaincu » la rébellion, les combattants de Boko Haram rôdent encore dans les alentours et restent une menace. Je me félicite d’avoir pris place dans ce convoi militaire et non dans le convoi civil, vulnérable aux attaques, qui nous suit.
Nous arrivons à Damboa, où la vie reprend son cours. Des vigiles en civil, armés d’espèces de mousquets à un coup de fabrication artisanale, de frondes ou de bâtons, montent la garde aux postes de contrôle à l’entrée de la ville pendant que les soldats se reposent sous les arbres. Des ouvriers sont en train de répandre du goudron frais sur la route pour boucher les trous causés par les explosions. Sur le bas-côté, quelques motos saisies aux insurgés finissent de brûler.
Bêlements et musique
Dans le centre-ville, des vendeurs ambulants ont déployé leurs étals d’oranges, de pastèques, de mangues et d’oignons rouges. Des gens chargent des fardeaux de bois et des sacs de grain à bord de camions hors d’âge. Des porteurs attendent à côté de leurs charriots ou de leurs brouettes vides. Des chèvres déambulent parmi la foule. Leurs bêlements se mêlent à la musique tonitruante qui jaillit de toutes parts.
Et nous voici enfin Chibok, quarante kilomètres plus loin, où l’atmosphère est tout autre.
Le marché de la ville n’a aucune denrée à proposer. En janvier dernier, il a été dévasté par un attentat-suicide qui a fait treize morts. Depuis, tous les fidèles, même les enfants, sont fouillés à l'entrée de la mosquée de crainte qu’ils ne transportent sur eux des explosifs. Des pylônes électriques abattus gisent sur le sol, leurs fils traînent lamentablement à côté d’eux. Les commerçants se tiennent, inactifs, devant leurs boutiques. Des hommes et des enfants végètent en silence à tous les coins de rue.
Désolation
Près de ce qui fut l’Ecole publique secondaire de filles, l’ambiance est tout aussi sinistre. Le mot « filles » a été effacé à la peinture noire sur le panneau à l’extérieur. De l’autre côté du mur d’enceinte, les dortoirs où ont été enlevées les lycéennes ont été démolis. Seuls des vestiges tels que des structures de lit, des ustensiles de cuisine et une sandale solitaire prouvent que l’endroit a un jour été habité. Un filet de volleyball se balance dans la brise brûlante. Seuls les murs vert pâle du bâtiment principal du lycée tiennent encore debout, surmontés d'une structure métallique rouillée dont le toit n'est plus. Au sol, les mauvaises herbes poussent à travers les fissures.
Des décennies de sous-développement, exacerbé par les combats de ces dernières années, ont laissé Chibok sans électricité, sans eau courante, sans routes dignes de ce nom. Seul le réseau de téléphonie mobile fonctionne encore, de façon intermittente.
Depuis l’enlèvement des lycéennes, il n’y a plus aucune école publique dans la ville. Les enfants dont les parents n’ont pas les moyens de les envoyer étudier ailleurs restent toute la journée à la maison sans rien faire. L'instituteur Yakubu Nkeki s'indigne quand il apprend que dans les villes voisines, où les islamistes ont été chassés par l'armée, des écoles ont déjà rouvert. A Chibok, dit-il, « Boko Haram a gagné, eux qui disent qu'ils ne veulent pas d'éducation à l'occidentale ».
Beaucoup de gens ont quitté leurs maisons à cause de l’insécurité permanente. Ils sont partis vivre dans des conditions précaires à Maiduguri, dans la capitale Abuja ou même à Lagos, à mille kilomètres de là. Toutes les personnes que je rencontre me disent que Chibok est abandonnée, que la ville a désespérément besoin d’investissements pour renaître.
Travaux fantômes
Mais les autorités locales, de même que celles de l’Etat, ont pratiquement cessé de fonctionner. Quant au gouvernement fédéral, il s’est jusqu’à présent contenté de promesses en l’air. En mars 2015, juste avant d’être battu à l’élection présidentielle par Muhammadu Buhari, le chef de l’Etat de l’époque Goodluck Jonathan avait annoncé en grande pompe que les travaux de reconstruction de l’Ecole publique secondaire de filles avaient commencé. Son ministre des finances Ngozi Okonjo-Iweala était même venu à Chibok pour poser la première pierre.
Plus d’un an plus tard, il y a bien des parpaings et d’autres matériaux de construction soigneusement entreposés sur place, mais aucun signe que le chantier a démarré ou qu’il démarrera dans un avenir proche.
Même le soutien international à la cause des lycéennes kidnappées s’est pratiquement tari. Le hashtag #BringBackOurGirls, tweeté des millions de fois dans les mois qui ont suivi l’enlèvement, n’est plus qu’un lointain souvenir. Et à l’approche du deuxième anniversaire, plus personne n’a de nouvelles des jeunes filles.
Symbole de l'horreur
Au début, les militaires nigérians, qui ont retrouvé leur confiance en eux grâce à une série de victoires contre Boko Haram et au soutien d’un nouveau gouvernement plus déterminé que le précédent à éradiquer les insurgés, ont eu du mal à comprendre pourquoi nous voulions nous rendre à Chibok. La raison est bien sûr que cette ville est le symbole du conflit, des terribles dégâts que cause la violence extrémiste aux gens ordinaires, des défaillances de la sécurité et de l’autorité et des énormes défis que pose la reconstruction.
Au fur et à mesure que l’armée reprend le contrôle du nord-est du Nigeria, la région s’ouvre au regard de l’extérieur comme elle ne l’avait jamais fait auparavant. Des horreurs cachées émergent au grand jour. Comme quand, il y a quelques jours, on a découvert que Boko Haram avait enlevé 500 personnes, dont 300 enfants, dans la ville de Damasak quelques mois après les événements de Chibok. Le drame des lycéennes est loin d’être un cas isolé.
A une dizaine de minutes en voiture de Chibok, dans le village de Mbalala, vivent les parents de plusieurs des jeunes filles kidnappées il y a deux ans. Aucun signe d'activité sur la place du marché de ce village souvent pris pour cible par Boko Haram par le passé, à part les cris des enfants qui jouent, quelques chèvres qui bêlent et le sermon de l'imam, via les haut-parleurs de la mosquée. Des petites filles en hijab bleu et blanc sont assises sur des briques en terre. Des garçons nettoient une chèvre accrochée à un poteau, d'autres puisent de l'eau.
Yawale Dunya, un fermier de 41 ans, est assis en silence avec d'autres hommes sur un banc, à l'ombre. Ses doigts triturent machinalement un petit chapelet de perles. Il n'a pas été capable de faire beaucoup plus que cela depuis qu'Hawa, sa fille alors âgée de 15 ans, a été enlevée. La contre-offensive lancée par l'armée nigériane, qui a permis d'affaiblir les insurgés islamistes, a donné espoir à ce papa. Sans cesse, il retrace le même scénario dans sa tête.
« Quand je verrai ma fille revenir, je vais ressentir une immense joie dans mon cœur. Je ne penserai plus à toutes mes petites douleurs, je serai vraiment heureux ».
Phil Hazlewood est le directeur de l’AFP pour le Nigeria. Suivez-le sur Twitter (@philhazlewood). Cet article a été traduit de l'anglais par Roland de Courson à Paris (lire la version originale).