Quand le match se retourne en Irak
BAGDAD, 23 juin 2014 – D’une certaine façon, je me sens comme un journaliste sportif. Après avoir couvert l’Irak pendant plus de cinq ans, j’étais en train de faire mes adieux mentalement, émotionnellement et socialement à ce pays si étrange, si attachant, si fascinant car dans quelques semaines, je partirai d’ici. C’était comme si le match en était à la 85ème minute, le destin scellé et mon article presque rédigé.
Quand j’ai débarqué ici pour la première fois, en 2009, l’Irak dont j’avais entendu parler dans les livres et aux informations m’avait sauté aux yeux dans toute sa violence. Un pays militarisé, dangereux, terrifiant.
Mais lentement, un autre Irak a commencé à apparaître à mes yeux. Un Irak avec un choix de plus en plus vaste de restaurants, de cinémas, de galeries d’art et bien sûr de marchés. Au fil du temps, j’ai appris à connaître Bagdad, et presque par inadvertance, j’en suis même tombé amoureux.
Et maintenant ? C’est comme si l’équipe qui était en train de perdre le match par K.O. se réveillait comme par miracle et inscrivait trois buts d’affilée. Et je n’ai aucune idée de ce qui a bien pu se produire.
Au lieu de faire une dernière tournée à travers l’Irak pour réaliser tous les reportages que j’avais envie de faire depuis des années mais qui sont restés en plan pour une raison ou pour une autre, je me retrouve à tourner en rond dans le bureau de Bagdad, en essayant de comprendre ce qui est en train de se passer dans ce pays au bord de l’effondrement, et en essayant de résumer tout ça en 800 mots maximum.
L’Irak est merveilleusement complexe. Ici, les dynamiques et les loyautés s’inversent pour d’insondables raisons. Nous, correspondants étrangers, sommes souvent bien en peine d’expliquer ce pays correctement au monde extérieur. Au cours de toutes ces années, j’ai appris beaucoup de choses sur la culture irakienne, l’histoire et la politique du pays. Mais même pour le plus passionné des journalistes, pour celui qui passe son temps à essayer d’apprendre et encore apprendre pour être en mesure prédire ce qui va se passer par la suite, la tâche est incroyablement difficile.
Au lieu de me réunir longuement avec tous mes amis irakiens pour discuter de leur pays et de la façon dont il a changé, je dois me contenter de brefs coups de fil, d’emails ou de conversations laconiques sur Facebook.
J’aurais aimé comprendre leurs vies un peu plus profondément encore, savoir vraiment ce que vivre à Bagdad signifie pour eux. A la place, je ne peux que m’entretenir brièvement avec ceux qui ont des problèmes beaucoup plus pressants. Comme cet ami qui, plusieurs années après avoir déposé une demande d’asile aux Etats-Unis, a appris, au beau milieu de la sanglante offensive des djihadistes dans son pays, qu’elle avait été rejetée.
Au lieu de me détendre autour d’un bon repas avec mes collègues –des gens dont le courage, le patriotisme, la curiosité et le sens de l’empathie imposent le respect–, je passe mon temps dans des discussions orageuses avec eux pour des questions d’organisation de la couverture, dans l’atmosphère de fébrilité et de tension extrême qui a envahi notre bureau depuis le début de ce conflit soudain.
Je sais, et ils savent, que nos éclats de voix ne sont rien d’autre qu’une façon de libérer notre stress dans le feu de l’action, que cela ne prêtera pas à conséquence. Mais est-ce ainsi que j’avais envie de passer mes dernières semaines avec mes confrères et amis ?
Des gens plus intelligents que moi débattront des causes sous-jacentes de cette offensive extrémiste, de son caractère prévisible ou non ; ils s’efforceront de prédire l’issue de cette crise. Les insurgés seront-ils repoussés ? L’Irak survivra-t-il en tant qu’Etat ? Que se passera-t-il ensuite ?
Et moi, je suis dans ma 90ème minute, sous le choc, et j’essaye désespérément de comprendre, de réagir, avant le coup de sifflet final.
* Prashant Rao est le directeur du bureau de l’AFP à Bagdad. Il doit quitter son poste dans le courant de l'été 2014.