« Nous serons ici le temps qu’il faudra »
BASE NAVALE DE GUANTANAMO BAY (Cuba), 26 janvier 2016 – Je suis assis sur le banc des spectateurs d’un des tribunaux les moins accessibles du monde. A travers le triple vitrage insonorisé, je regarde cinq détenus à la barbe fournie qui discutent aimablement avec leurs avocats en attendant le début d’une énième audience préliminaire.
Cela fait huit ans que ces cinq hommes, détenus à Guantanamo, ont été inculpés pour avoir planifié les attaques du 11 septembre 2001 qui ont coûté la vie à près de 3.000 personnes. La procédure judiciaire qui leur est intentée risque de devenir bientôt la plus longue de toute l’histoire des Etats-Unis, si ce n’est déjà le cas. Et quand le juge militaire ouvre les débats, je commence à comprendre pourquoi.
L’audience du jour – comme ce sera le cas pour une grande partie de celle du lendemain – n’a rien à voir avec le fond. Elle est exclusivement consacrée à une question qui paralyse la procédure depuis plus d’un an. Devant le prétoire, les avocats de la défense soutiennent qu’il est offensant pour leurs clients, musulmans d’obédience stricte, d’être escortés par des femmes entre leurs cellules et le tribunal. Le « cerveau » présumé des attentats, Khalid Sheikh Mohammed, qui a teint son épaisse barbe en orange vif et comparaît en veste militaire et keffieh, affirme que le seul fait de voir des gardiennes de sexe féminin provoque chez lui des réviviscences des tortures et des humiliations sexuelles qu’il a endurées dans les prisons secrètes de la CIA après sa capture au Pakistan, en 2003.
40 secondes de décalage sonore
Nous sommes en décembre 2015. Je suis venu ici avec sept autres journalistes et un groupe de huit parents de victimes du 11 septembre. Il y a aussi quelques observateurs d'organisations non gouvernementales. Peu de gens ont l’occasion d’assister en direct à cette procédure, qui se déroule à un rythme lymphatique devant un tribunal militaire d’exception à Guantanamo. Depuis la zone des spectateurs, nous pouvons voir ce qui se passe dans le prétoire, mais le son est diffusé avec un décalage de quarante secondes. Le temps pour le juge, la CIA et les autres cerbères du gouvernement de le couper au cas où des informations classées top secret seraient révélées.
Pendant une courte suspension d’audience, destinée à permettre aux accusés de faire leur prière, une représentante d’une organisation de défense des droits de l’homme assise derrière moi se penche en avant et me montre un coussin posé sur le siège qu’occupe un des accusés, Mustafa al-Hawsawi. Elle m’explique qu’il en a besoin en permanence, à cause des graves blessures au rectum qu’il a subies lors des fouilles poussées pratiquées par la CIA. Une intervention chirurgicale lui a été refusée. Je marque un temps d’arrêt tant cette affirmation me semble incroyable. Et pourtant elle a déjà été discutée ouvertement devant le tribunal. Elle figure aussi noir sur blanc dans un rapport d’enquête du Sénat américain sur les méthodes d’interrogatoire de la CIA dans le cadre de la « guerre contre le terrorisme ». Le tribunal accorde à l’accusé le droit de s’asseoir sur un coussin, mais aucune poursuite n’a jamais été intentée par la justice américaine contre les auteurs des tortures qui motivent son usage.
Plus tard cette nuit-là, alors que je peine à trouver le sommeil dans ma tente militaire sur-climatisée dressée sur une ancienne piste d’atterrissage près du tribunal, je repense à ce coussin blanc d’apparence si anodine. A mes yeux, il symbolise toutes les raisons pour lesquelles cette affaire de terrorisme, la plus importante de l’histoire de la justice américaine, met si longtemps à aboutir.
Tout, ici, renvoie au traitement infligé par la CIA à ses prisonniers dans les années qui ont suivi les attentats du 11 septembre. Certaines preuves ont été extorquées au moyen des tristement célèbres « techniques d’interrogatoire renforcées ». Pour arracher des renseignements aux suspects, les agents disposaient d’un large éventail de mesures comme le simulacre de noyade, la privation de sommeil ou l’alimentation de force par la bouche ou par l’anus.
Avalanche de requêtes
Depuis la première inculpation des « Cinq du 11 septembre » en 2008, ces accusations de tortures et d’autres irrégularités graves – comme l’espionnage des avocats de la défense par le gouvernement – ne cessent d’entacher la procédure. Selon toute probabilité, de tels vices auraient entraîné une annulation pure et simple de l’affaire si celle-ci avait été jugée devant un tribunal fédéral ordinaire, une issue inimaginable s’agissant du procès du pire crime commis sur le sol des Etats-Unis en temps de paix. Par conséquent, le gouvernement cherche désespérément à asseoir la légitimité du tribunal militaire de Guantanamo, et donne suite à toutes les requêtes présentées par la défense. Il y en a déjà eu plus de deux cents.
A l’issue d’une audience, en décembre, je rencontre l’avocat de Hawsawi, Walter Ruiz. Il m’explique qu’il ne s’attend à ce que le procès sur le fond de l’affaire ne démarre pas avant 2020, dans le meilleur des cas.
Encore au moins 10 ans
Les procureurs sont plus optimistes pour ce qui est des délais. Mais même eux reconnaissent qu’ils ne pourront communiquer l’ensemble de leurs pièces à la défense qu’en septembre prochain. Ruiz prédit que ces pièces donneront lieu à de nouvelles requêtes de la défense, et que le nouveau cycle de litiges procéduraux qui en résultera pourrait encore faire traîner les choses pendant une dizaine d’années. A la fin de notre conversation, l’avocat me tend sa carte de visite, au dos de laquelle figure le slogan « Injustice anywhere is a threat everywhere » (« Où qu’elle se produise, une injustice est une menace partout »), adaptation d'une célèbre déclaration de Martin Luther King.
Lors d’un procès ordinaire, ce sont les accusés qui sont conduits au tribunal. Mais ici, c’est le contraire. Environ une fois par mois, le juge, les procureurs, le personnel judiciaire et les avocats de la défense se rendent dans une base aérienne des environs de Washington et prennent place dans un avion militaire qui, trois heures plus tard, les dépose à Guantanamo. Sur les 91 hommes encore détenus dans cette lointaine base américaine des Caraïbes, environ la moitié n’ont jamais été inculpés pour quoi que ce soit mais n’ont aucune chance d’être un jour libérés. Les médias les ont baptisés les « éternels prisonniers ». Quant à moi, je me demande si je ne suis pas aussi en train d’assister à un « éternel procès ».
Le procureur en chef chargé du dossier, le général de brigade Mark Martins, ne se laisse pas entraîner dans une discussion sur la durée de la procédure. « La seule chose qui compte, c’est la loi et l’application de la loi. Nous serons ici le temps qu’il faudra. Personne ne va se désintéresser de cette affaire », me dit-il.
Il a sûrement raison. Il s’agit du 11 septembre, et l’Amérique ne va pas oublier. Mais les Etats-Unis et le monde ont changé. Nous pensons de moins en moins aux croquemitaines d’Al-Qaïda et beaucoup plus aux jihadistes de l’Etat islamique et du chaos qu’ils sont en train de répandre dans le monde. La « guerre contre le terrorisme » elle-même a évolué. Les Etats-Unis sont moins enclins à faire des prisonniers et préfèrent tuer directement les suspects par drone interposé.
Perdre le fil des jours
Je regarde un groupe de marins, membres de l’unité qui garde l’enceinte du tribunal. La plupart ne devaient avoir que quatre ou cinq ans quand les quatre avions détournés se sont écrasés sur les tours jumelles, le Pentagone et dans un champ de Pennsylvanie. Trois d’entre eux bavardent nonchalamment sous la toile qui les protège de l’implacable soleil tropical. Ils ne semblent guère s’intéresser aux événements historiques qui se déroulent à quelques mètres de là, dans le bâtiment qu’ils sont chargés de surveiller. En fait ils ont l’air de s’ennuyer ferme.
« On perd le fil des jours ici », dit l’un. « On oublie la date. On sait juste si on travaille ou si on est de repos ».
Etrange endroit que Guantanamo Bay. La base est située en territoire cubain mais coupée du reste de l’île par des barbelés tranchants, des champs de mines et d’immenses alignements de cactus. Ses quelque 5.000 habitants sont en majorité des militaires américains et leurs familles, mais on y trouve aussi de nombreux travailleurs philippins ou jamaïcains. Avant d’être autorisé à passer une semaine ici, j’ai dû signer un document de treize pages détaillant ce que j’ai le droit de faire ou non. Je ne suis pas autorisé à prendre des photos, sauf dans les endroits déterminés à l’avance et avec la permission des militaires qui m’escortent. Toutes les images que j’ai prises pendant mon séjour ont été minutieusement examinées par la censure militaire, y compris celle de Larry, l’iguane qui vaque à sa guise dans la base.
Au bout d’une semaine de procédure, les parents des victimes qui sont venus assister aux audiences à Guantanamo donnent une conférence de presse. Leur douleur est encore très vive, palpable. Ils semblent mécontents, épuisés et frustrés. Certains pleurent, d’autres se disputent bruyamment au sujet de la politique des Etats-Unis après le 11 septembre. Tous veulent que justice soit rendue, mais aucun ne veut d’une justice bâclée.
« Je voulais juste voir quelle tête ont ces salauds », explique l’un d’eux, Alfred Bucca, dont le frère Ronald était pompier et a péri quand la seconde tour s’est effondrée.
Une nouvelle audience préliminaire a été fixée pour le mois prochain.
Thomas Watkins est l'un des correspondants de l’AFP accrédités au Pentagone, à Washington. Suivez-le sur Twitter (@thomaswatkins). Cet article a été traduit de l’anglais par Roland de Courson à Paris.