Invité à la CIA
LANGLEY (Etats-Unis), 17 décembre 2014 – Des employés au teint frais vont et viennent précipitamment entre les rangées de chaises, vérifiant l’éclairage, ajustant les drapeaux disposés sur l’estrade. De toute évidence, ils sont très nerveux. C’est une grande première qui s’annonce.
Les conférences de presse sont des événements routiniers dans les hautes administrations de Washington. Oui, mais pas à la CIA. Or ce 12 décembre, le directeur de la Central Intelligence Agency tient la toute première conférence de presse organisée par le puissant service d’espionnage des Etats-Unis. Elle a lieu au cœur-même de son quartier général à Langley, en Virginie, et doit être retransmise en direct à la télévision.
Etrangement, l’ambiance ressemble un peu à celle d’un mariage. Il y a des hôtes et des invités, et les hôtes sont inquiets : comment tous ces gens extérieurs à la famille vont-ils se comporter ?
La liste des convives est hyper-exclusive. Il n’y a pratiquement que des citoyens américains. Avant le début de la fête, les vigiles filtrent les entrées dans l’immeuble –celui-là même qui a été immortalisé dans Argo et dans d’autres films hollywoodiens. Ils veulent savoir si j’ai un smartphone, un ordinateur portable ou « tout autre appareil capable de transmettre ».
Interdiction de photographier les agents
Nous n’avons le droit d’amener à l’intérieur que des enregistreurs numériques et des carnets de notes. La NBC est chargée de la retransmission télévisée dans le cadre d’un accord de « pool » avec les autres chaînes. Une poignée de photographes, comprenant mon collègue de l’AFP Jim Watson, sont également admis dans la salle. Mais ils sont flanqués chacun d’un chaperon de la CIA chargé de s’assurer qu’ils respecteront l’interdiction de photographier les employés de l’agence assis parmi le public. « Ils se tenaient debout derrière nous et, à intervalles réguliers, ils demandaient à vérifier les images que nous avions prises avec nos différents objectifs », me racontera plus tard Jim. Quant à la camera de la NBC, elle doit rester braquée sur la tribune de l’orateur et ne jamais se tourner vers les autres dignitaires de la CIA installés au premier rang du public.
::video YouTube id='PVAsebkUmqU' width='620'::En temps normal, la CIA convie parfois quelques journalistes triés sur le volet à des briefings sur les questions de renseignement. Les responsables de l’agence s’y expriment sous le couvert de l’anonymat, et il n’est bien sûr pas question de retransmission télévisée. Mais aujourd’hui, c’est du jamais vu, et la curiosité est à son comble parmi les journalistes.
Le patron de la CIA, John Brennan, a annoncé cette conférence de presse deux jours après la publication par la commission du renseignement du Sénat d’un rapport accablant, qui raconte comment l’agence a employé la torture et les mauvais traitements contre des détenus soupçonnés de terrorisme dans les années qui ont suivi les attentats du 11 septembre 2001.
Parmi les journalistes, nous sommes nombreux à être tombés des nues. Une conférence de presse à la CIA ? Incroyable. Les employés de l’agence qui, le jour venu, assistent à l’événement en même temps semblent d’ailleurs du même avis. « C’est une grosse affaire pour nous », lâche l’un d’eux.
Un mémorial à 111 étoiles
Peut-être la CIA pensait-elle qu’en organisant la conférence dans le hall d’entrée de son siège, tout en marbre blanc avec le blason de l’agence gravé sur le sol, elle inspirerait la crainte et le respect aux journalistes au moment de la séance de questions. Dans le vestibule trône une statue de bronze, de taille réelle, de celui qui est considéré comme le père-fondateur de la maison, « Wild Bill » Donovan, cerveau des missions d’espionnage souvent rocambolesques de l’OSS pendant la Seconde guerre mondiale. De l’autre côté de la pièce, on peut voir une fresque murale avec 111 étoiles, dont chacune d’entre elles honore un agent de la « Firme » mort en mission.
Contrairement à ce qui se passe à la Maison-Blanche ou au Département d’Etat, les premiers rangs de la salle sont réservés aux responsables de la CIA. « Une zone tampon », commente un collègue.
Le rapport du Sénat décrit avec des détails à faire frémir les méthodes de torture employées par la CIA pour « briser » psychologiquement et physiquement les prisonniers soupçonnés d’appartenir à Al-Qaïda après les attentats du 11 septembre. Les suspects pouvaient être pendus par les poignets pendant des heures, enfermés dans de minuscules boîtes en forme de cercueil, ou subissaient des simulations de noyade.
Le porte-parole de la CIA Dean Boyd explique que l’agence a commencé par réagir en diffusant des informations sur son site internet, « mais nos arguments ne portaient pas ». Le directeur de l’institution « veut vraiment s’exprimer à propos du rapport du Sénat », dit-il, et le caractère complètement inédit de cette conférence de presse lui garantit une attention mondiale.
Une fois à la tribune, Brennan prend longuement la défense de ses agents. Il admet que des méthodes d’interrogatoires « répugnantes » ont été utilisées après le 11 septembre. Mais il ne prononce jamais le mot « torture ». Lorsqu’il quitte la salle, le soulagement du personnel de la CIA est palpable. Ouf, tout s’est passé sans anicroche, semblent-ils penser.
Photos censurées
Cette conférence de presse est un peu historique pour l’AFP aussi, vu que nous sommes un des très rares médias étrangers à avoir pu y assister. Quand je me suis présenté avant de poser une question au micro, j’ai sans doute été le premier à prononcer les mots « Agence France-Presse » dans ce lieu mythique du monde de l’espionnage.
Un des autres éléments du décor qui m’entoure, c’est un passage de l’Evangile selon Saint-Jean gravé sur un mur : « Vous connaîtrez la vérité, et la vérité vous rendra libres ».
A en juger par l’expérience que je viens de vivre, la plus puissante des agences de renseignement du monde ne semble pas encore totalement prête de partager ses vérités internes avec le monde. Permettre aux caméras de télévision d’accéder à l’antichambre de son quartier général était certes un geste d’ouverture fort. Mais il est clair que pour l’instant, l’effort de transparence s’arrêtera là.
A l’issue de la conférence, Jim, mon collègue photographe, doit montrer toutes ses photos à l’employée de la CIA qui l’a surveillée tout au long de l’événement. Elle lui ordonne d’en supprimer quatre.
Dan De Luce est correspondant de l’AFP à Washington, en charge des questions de Défense et de sécurité.