Abandonnés dans un bout du monde
Asmat, Papouasie (Indonésie) -- Elle était comme abandonnée, dans un bout du monde qui le serait aussi. Veillé par ses parents, impuissants, le petit corps squelettique de la fillette de 3 ans était enveloppé dans une couverture au seuil de l’hôpital, respirant avec peine.
Un aspect incontournable du métier de journaliste reporter d’images pour une agence de presse mondiale est le grand écart entre deux couvertures. Le passage parfois brutal d’un extrême à un autre. En l’occurrence, de la réception décontractée d’un ministre de la Défense dans le cadre luxueux d’un palais présidentiel, à la mise au point de ma caméra sur le visage émacié d’une enfant qui s’accroche à la vie. Comme cela s’est passé en janvier.
Six heures après la couverture de la réception du Secrétaire à la défense américain Jim Mattis par le président indonésien Joko Widodo, je me trouve en compagnie de mes collègues en route pour un voyage de sept heures vers la Papouasie.
L’ampleur de la mission ne nous a pas échappé, sans parler du fait qu’elle représente plusieurs premières.
C’est la première fois que nous sommes autorisés à pénétrer profondément en Papouasie, une région reculée et quasiment close aux journalistes occidentaux depuis des décennies. Ce n’est qu’avec l’arrivée du président Widodo, en 2014, que ce régime a commencé à s’assouplir.
C’est aussi la première fois que nous accompagnons une mission militaire, alors que ma qualité de journaliste occidental m’interdit théoriquement d'approcher toute installation de l’armée.
L'invitation n’est pas désintéressée. Des dizaines d’enfants, souffrant de malnutrition chronique, sont morts d’une épidémie de rougeole. L’armée est dépêchée pour aider la population et nous sommes conviés pour en témoigner.
Située au nord de l’Australie, la Papouasie se trouve sur l’île de Nouvelle-Guinée, dont elle occupe une petite moitié, l’autre étant l’Etat de Papouasie Nouvelle-Guinée. Une division remontant à l’époque coloniale. La moitié orientale, colonisée par l’Australie, est indépendante depuis 1975. La Papouasie a gagné son indépendance du colonisateur néerlandais un peu avant.
Les Papous sont très différents des Indonésiens, aussi bien culturellement que dans leur héritage génétique, qu’ils partagent plus largement avec les populations mélanésiennes des îles du Pacifique. Ils sont nombreux à se considérer comme vivant sous occupation étrangère.
Il y a une forte présence militaire indonésienne à cause d’un sourd mouvement indépendantiste, sur cette île riche en ressources naturelles mais dont la population est si pauvre que certains souffrent de la faim.
Notre vol nocturne depuis Jakarta nous a débarqués à Timika. De là, nous avons sauté dans un petit Cessna 208 Caravan, un avion à hélice, pour survoler l’épaisse forêt tropicale, l’un des derniers endroits vierges de l’Indonésie.
Le réseau dense de rivières qui la traverse est une source d’eau pour cette nature luxuriante, mais aussi le seul moyen de communication pour les populations des villages qui s’y trouvent. Après une heure d’un vol, pendant lequel le pilote a volé assez bas pour nous permettre de faire de bonnes vues aériennes, nous avons atterri à Agats, la minuscule capitale de la région du district d’Asmat.
C’est dans cet endroit extrêmement isolé que des centaines d’enfants ont été touchés par l’épidémie de rougeole. Il n’est qu’à environ 150 km de Timika, près de laquelle se trouve l’une des plus grandes mines d’or et de cuivre au monde, propriété de l’entreprise américaine Freeport-McMoRan.
Mais pour atteindre Timika, il faut louer un petit avion, pour 2.000 à 3.000 dollars, attendre un vol commercial, qui n’est pas quotidien, ou prendre un bateau, pour une traversée de dix heures. Il n’y a pas de route, et pas de voitures à Agats.
Alors pour les malades qui n’en ont pas les moyens, il reste un hôpital, sous-équipé, pour soigner 130.000 personnes. Il sent mauvais. Il n’y a pas de laboratoire. Ni bloc chirurgical. Dans les villages, on trouve des cliniques qui n’en ont que le nom, avec des médecins et infirmières débordés.
Avec l’épidémie de rougeole, “il y a tellement de monde à l’hôpital que nous avons dû déposer beaucoup d’enfants à l’église », nous a-t-on expliqué.
Une fillette était allongée à même le sol, dans une cour à l’extérieur de l’hôpital, avec des jambes plus maigres encore que le trépied portant la perfusion qui la maintenait en vie.
Quelqu’un avait garé sa moto à quelques mètres de sa tête.
Elle avait les yeux ouverts, fixant le vide.
Il est rapidement apparu que derrière l’histoire de la rougeole, il y avait celle de la malnutrition.
Et le fait qu’un enfant sous-alimenté succombera plus facilement à la rougeole que celui qui mange à sa faim.
La population locale, la tribu Asmat, a la malchance d’être prise entre deux mondes.
Elle descend d’un peuple habitué à vivre dans et de la jungle, en en tirant sa subsistance.
Et qui vit maintenant dans des villages, qui ne sont rien d’autre qu’un assemblage de huttes de bambous fragiles, sur des pilotis au bord de la rivière.
L’essentiel de son alimentation consiste en nouilles instantanées apportées par bateau jusqu’à des petits magasins appelés « warung ». Mais il n’y a quasiment aucun travail, et il est difficile de s’acheter de la nourriture sans argent.
Mon travail de cameraman est de capturer l’image, aussi terrible soit-elle. Dans ces cas-là, il m’arrive de me protéger derrière l’œilleton de mon appareil, pour amortir le choc de ce que je filme.
Comme la vue de ce couple de parents, dans une petite pièce de l’hôpital, les yeux fixés sur le corps squelettique de leur fille de trois ans.
L’envoi de ce film a pris plus de 14 heures de transmission avec notre équipement satellite. Je suis resté devant l’écran de mon ordinateur portable toute la nuit, jusqu’à sept heures du matin, à m’acharner à transmettre. Dans des conditions normales, ça me prendrait 20 minutes.
Nous avons passé nos journées sur les rivières, suivant les militaires indonésiens dans leurs visites de villages sur pilotis dans des endroits reculés.
Le jour du retour, j’ai profité de l’attente au bord de la piste de brousse qualifiée d’aéroport pour filmer des dizaines d’enfants jouant au football. L’un d’eux a soudain agité un tee-shirt rouge en criant à tout le monde de dégager. Un gros hélicoptère militaire approchait.
Les militaires en ont déchargé la cargaison, pendant que je filmais.
J’ai entendu qu’on criait, et instinctivement j’ai bougé, pensant que je gênais quelqu’un. Mais les cris ont continué. Alors j’ai arrêté de filmer, mais on criait toujours.
« Quoi ? », ai-je crié.
« Montez, montez, vous avez cinq minutes ».
C’était notre occasion de repartir. Et encore une première, voler dans un hélicoptère de l’armée.
Pour laisser derrière nous cette population dont les épreuves sont endurées dans un isolement presque total.