Du paradis à l'enfer
Santa rosa, Californie (Etats-Unis) -- Désolation, paysage lunaire, catastrophe... Ce sont souvent des clichés mais quels autres mots trouver pour décrire certains quartiers de Santa Rosa, 175.000 habitants, située au cœur de la région des vins californiens, ravagée depuis plus de dix jours par des incendies meurtriers.
Bien que récemment arrivée en Californie, je suis allée visiter les vignobles cet été en famille. Et le 10 octobre quand je prends l'autoroute 101 qui relie San Francisco au nord de l'Etat, je me demande à quoi ressemblent désormais ces magnifiques collines verdoyantes.
Je sais déjà que la situation en certains endroits est cataclysmique. Depuis la veille, les pompiers évoquent une vingtaine de départs de feux, des destructions sans précédent, des milliers d'évacués...
Les tweets des services de secours tombent les uns après les autres : un mort, trois morts, puis une dizaine... Une semaine plus tard nous serons à plus de quarante.
Je suis en poste à San Francisco depuis le mois de juin, en charge de la couverture économique du secteur technologique.
Mais, devant l'ampleur des incendies, le bureau de Washington a fait appel à tous les volontaires. L'envie d'aller sur le terrain est irrépressible. Et d'une certaine façon, je me sens directement concernée : l'odeur de brûlé m'a réveillée en pleine nuit dans ma maison. Mon jardin est recouvert d'une fine couche de cendres.
Je n'ai jamais couvert d'incendies de forêts. Je n'ai ni protection particulière, ni véhicule 4X4. Cela ne m'inquiète pas : je sais que je ne pourrai pas aller au plus près des foyers. Avant de partir, j'achète quand même, par acquis de conscience, une boîte de masques chirurgicaux dans une pharmacie, pour éviter de respirer trop de fumée.
Après quatre ans au service vidéo à Paris, j'ai pris l'habitude de faire rapidement mon sac. Vu la situation sur place, je me dis qu'il vaut mieux prévoir de quoi tenir quelques jours: mon ordinateur portable évidemment, des vêtements, une lampe torche, un couteau suisse, des jumelles, des chargeurs en tous genres, des batteries de téléphone et bien sûr, de l'eau en quantité et des barres énergétiques. Sans oublier une spécialité locale très utile, un sachet de "beef jerky", du boeuf séché qui me tiendra au corps un bon moment si besoin.
La Californie a beau être habituée aux feux de forêts en cette saison, la situation est clairement hors de contrôle, de l'aveu même des autorités. Surtout, fait assez rare, les incendies ont touché des milliers d'habitations.
« Ca fait 30 ans que je suis avec Cal Fire (les pompiers de Californie) et j'ai vu de gros incendies. Mais en avoir autant, et aussi vastes et aussi rapides, c'est du jamais vu", m'expliquera plus tard David Shew, dans le camp de base des secours à Napa.
Même à San Francisco, à plus d'une heure des premiers incendies, la fumée est visible de partout, l'odeur de brulé intense tandis que de fines cendres flottent dans l'air, piquant les yeux et la bouche.
Depuis ma voiture, je ne distingue quasiment pas le haut des piles du Golden Gate Bridge. La baie est couverte de fumée, le ciel est jaunâtre, le soleil, orange. C'est à la fois magnifique et effrayant. Qu'est-ce ça doit être là-bas ?
Après plus d'une heure de route vers le nord, arrivée à proximité de Santa Rosa, dans le comté de Sonoma, et premiers embouteillages : la police interdit les accès aux sorties de l'autoroute 101. Et pour cause, les abords immédiats sont noircis, des poteaux en bois soutenant les barrières de sécurité fument encore. Dans les véhicules, beaucoup d'automobilistes portent des masques de protection.
De nombreuses routes sont coupées par les incendies et les communications sont rendues très aléatoires par les dizaines de relais téléphoniques détruits. J’arrive quand même à joindre le photographe de l'AFP, Josh Edelson, un habitué des feux de forêts. La ligne est mauvaise mais je comprends qu'il faut rejoindre les quartiers de Foutain Grove et de Coffey Park, dont il ne reste rien.
Dans la foulée, je donne rendez-vous à un autre collègue Sébastien Vuagnat, JRI en provenance de notre bureau de Los Angeles.
Et tant qu’à faire j'en profite pour envoyer des éléments de reportage par mail au bureau de Washington.
Après plusieurs demi-tours sur des routes enfumées et complètement embouteillées, un policier me laisse franchir un barrage avec ma carte de presse. Il s’étonne de rencontrer un média étranger: « Mais pourquoi vous êtes là ? C'est de l'info locale ».
« Euh non, c'est de l'info internationale, maintenant », lui réponds-je, perplexe.
«Ok, allez-y, mais faites bien attention aux lignes électriques tombées sur la route. Et si vous voyez des pillards, n'intervenez pas », me dit-il. Je n'en verrai aucun.
Malgré la fatigue, le stress et la fumée omniprésente, tous les policiers et pompiers que je croiserai seront dans le même registre : patients et polis, concluant immanquablement la conversation par un "stay safe" ("faites attention à vous"). Même quand ils m’interdisaient le passage.
Les sinistrés, plantés dans les cendres, se sont révélés aussi accueillant, ne manifestant aucune défiance envers des journalistes assistant à leur malheur.
En larmes, ils ont parlé de se tourner vers l'avenir, fièrement. "Demain est un autre jour" dira simplement l'un d'eux, semblant donner corps au cliché sur ces Américains qui ne s'avouent jamais vaincus, prêts à tout reconstruire après avoir tout perdu.
A Coffey Park, quasiment tout a brûlé.
Nous roulons au pas, slalomant entre les débris calcinés et les lignes électriques, au milieu de dizaines et dizaines de maisons réduites en cendres, à perte de vue. Je comprendrais plus tard qu'en fait le quartier est gigantesque, et que ce sont des centaines et des centaines d'habitations qui se sont volatilisées. Les maisons étaient en bois, comme souvent aux Etats-Unis : elles ont flambé facilement. Je me dis alors que le bilan humain et matériel est encore forcément sous-estimé.
Seuls quelques arbres roussis et les cheminées en pierre sont restés debout. On se croirait dans un film catastrophe, après une bombe atomique. Je ne sais plus trop quels mots employer dans mes dépêches.
Des débris fument encore, mais comme me l’a dit un pompier de Sacramento rencontré un peu plus tôt sur un parking non loin: « il n'y a plus rien à brûler dans le coin ». Effectivement.
Le silence est impressionnant, percé par le seul cri des corbeaux. Il n'y a personne, c'en est presque paisible.
Côté presse on ne se marche pas sur les pieds. Avec Sébastien, nous verrons quelques reporters avec leurs carnets et quelques camions satellites. Ils étaient pourtant forcément très nombreux, mais avec plus d'une vingtaine de foyers répartis sur plusieurs comtés, ils se sont éparpillés.
Nous finissons par apercevoir des silhouettes dans les décombres d'une maison.
Barbara Baird, 70 ans, noyée dans un sweatshirt à capuche trop grand et couvert de suie, a tout perdu. Elle erre dans les ruines, les yeux écarquillés, tandis que sa fille Krysti fouille dans un tas de cendres, à la recherche de ses bijoux. L'aide d'un pompier n’y change rien.
« Ca, c'était les panneaux solaires », dit Barbara en désignant une masse informe de métal et de verre fondu. On ne reconnaît guère que son chauffe-eau, complètement noirci mais toujours debout.
Les deux femmes et le fils de Krysti ont dû fuir leur maison, en pleine nuit, 36 heures plus tôt. « En culotte et en chaussons », me précise Barbara. « Mon fils est venu me réveiller vers une heure et demie du matin, parce qu'il a vu des étincelles », explique Kristi, les mains noires de cendres, qui a trouvé refuge dans sa famille.
Etre journaliste veut dire rencontrer régulièrement des gens qui ont tout perdu, qui ont vécu des traumatismes, des catastrophes, comme lors des attentats de Paris ou Bruxelles, que j'ai couvert pour la vidéo.
Comme à chaque fois, on ne sait pas quoi dire, on est impuissants. Que dire à quelqu'un qui n'a plus rien, qui a miraculeusement échappé aux flammes à quelques minutes près, en courant ?
Un peu froidement, pour ne pas me laisser envahir par l'émotion, je me dis dans un coin de ma tête qu'au moins ces sinistrés vivent dans un pays riche, en paix, que leurs maisons seront reconstruites...
Il n'empêche, Barbara est complètement perdue. Elle a envie de parler, de raconter, les mots s'enchaînent, je note le plus vite possible sur mon carnet. Et puis, les yeux plein de larmes, elle me demande : « vous croyez qu'il faut que je continue à payer mon crédit ? ».
J’essaie bien de la rassurer : « Je ne sais pas, j'imagine que ce n'est pas le plus urgent pour le moment ». Elle enchaîne : « J'ai des médicaments pour le cœur, je ne les ai plus... ». Je ne peux que lui poser la main sur le bras, pour la réconforter.
Nous traversons ce paysage d’apocalypse, où l’on perd tout repère. Régulièrement nous nous regardons avec Sébastien, bouche bée, incrédules. Difficile d’identifier grand chose, à part deux tasses brisées et des machines à laver. "C'était quoi ce truc, tu penses ?", demande l’un. "Aucune idée", réponds l’autre.
Les voitures ont partiellement fondu, laissant des coulées de métal durci sur la chaussée. Beaucoup n’ont pas quitté les garages dont les immenses volets se sont effondrés.
Au bord des trottoirs, les boîtes aux lettres en métal, typiquement américaines, se dressent encore sur leurs poteaux, intactes ou presque.
Michael Desmond, croisé dans une rue du quartier, avec son neveu, est venu récupérer la sienne. C'est un grand gaillard de 63 ans, costaud, vêtu d'une casquette et d'un sweat-shirt. Ancien policier, il me montre fièrement son insigne doré, comme dans les films. Et il pleure, sa voix s'étrangle quand il nous dit qu'il avait sa vie dans cette maison. Nous l’écouterons longuement, nous raconter des choses déjà tant entendues.
«J'ai pris ma boîte aux lettres car elle sera de nouveau debout !», nous dit-il en la brandissant d'un air de défi. Avec elle, il ne lui reste que trois objets, dont une assiette « achetée à Disneyland » et un mug-souvenir un peu kitsch où l'on peut lire « Il est plus sage d'être en Irlande ». Avec son chien, qu’il a pu sauver, tout ce qui reste de sa vie d’avant est posé sur le trottoir.