Un endroit infernal
Philadelphie, Pennsylvanie (Etats-Unis) -- Avant même de trouver où me garer, j’ai vu un toxicomane en train de se faire un shoot. Dans son pantalon sombre, la manche du sweat-shirt remontée, il se tenait sur le trottoir couvert de détritus, en se balançant doucement pendant que l’aiguille de sa seringue fouillait son bras.
Nous étions en avril et je venais d’arriver à Kensington, un quartier nord de Philadelphie, pour enquêter sur une histoire entendue à la radio. On y racontait que sur presque un kilomètre d’une voie ferrée commerciale se trouvait le plus grand marché à ciel ouvert de drogue dans tout l’est des Etats-Unis.
Le coin a un sérieux problème avec l’héroïne. Au point que tous les six mois, une chaîne de télévision livre un reportage haletant sur le caractère dramatique et sans précédent de la menace qu’incarnerait l’endroit pour la santé publique.
Ce que j’ai vu en y arrivant collait bien avec les impressions rapportées par les médias. Notamment que le quartier a un des taux de pauvreté parmi les plus élevés des Etats-Unis, comme d’autres endroits de Philadelphie. La ville est parmi les plus pauvres du pays.
Formellement, les voies ferrées et les talus qui les bordent sont la propriété privée d’une compagnie régionale de fret. Pour tous ceux qui s’y rendent, c’est un no-man’s land. On y abandonne chaque jour sur ses pentes des vieux canapés, des postes de télé, des pneus et des déchets de fast-food. Les sans-abris et les toxicomanes en recyclent ce qu’ils peuvent. Ils s’abritent sous les ponts
La misère et l’atmosphère d’abandon planant sur cet ancien quartier ouvrier ne m’ont pas surpris outre mesure. Mais en passant sous le pont de la Deuxième Rue, je suis entré dans un monde à part. Je suis tombé sur un tapis de déchets domestiques et commerciaux, recouvert d’une couche d’enveloppes en papier de seringues, percée de ci de là par des bouquets d’aiguilles, comme autant de chardons étincelants.
Dans ce décor de désolation, des groupes essentiellement masculins se tenaient courbés au-dessus de tables et chaises improvisées, préparant et s’administrant mutuellement des doses de drogue par intraveineuse. Certains avaient les traits usés et l’aspect chiffonné de ceux passant leurs nuits dehors, d’autres ceux plus frais de personnes ayant accès à un lit et une laverie. Certains me jetaient des regards suspicieux, d’autres déambulaient, cassés en deux, dans un état catatonique. Une odeur pestilentielle de plastique brûlé et de déjections humaines agressait mes narines.
J’ai appris ensuite que cette partie de la zone était appelée « l’hôpital ». En échange d’une petite somme, ceux qui n’arrivent plus à percer des veines devenues trop dures reçoivent leur injection par un tiers, dans le cou ou un autre endroit accessible. Ils cherchent à soulager les affres du manque, qu’on appelle ici la « maladie de la dope ». On les repère facilement parce qu’ils sont souvent en train de trembler et de gémir.
Ma présence a visiblement ralenti l’activité de « l’hôpital ». La tension est devenue palpable. J’ai contourné l’endroit pour éviter toute confrontation. Alors que je longeais les rails, sous le talus, une personne m’a hélé. Content de pouvoir enfin parler à quelqu’un, je me suis prudemment aventuré sur le tas d’ordures jusqu’à un jeune homme affairé à un brasero.
Il m’a demandé si j’étais de la police, avant d’ajouter que les gens se méfiaient de moi. Je dois avouer que j’avais un peu le look d’un policier en civil: bottes, chemise à col boutonné, casquette de baseball. D’autant plus que j’avais préféré cacher mes appareils dans un petit sac à dos noir en attendant de jauger la situation.
Je travaille souvent de cette façon dans ce genre de reportage. Je sors rarement mon appareil photo dès le début. Je préfère traîner un peu, parler aux gens, sentir l’atmosphère, expliquer à mes interlocuteurs ce que je veux faire, pour qu’ils s’habituent à ma présence et pour respecter leur dignité. Je ne saisis mes appareils qu’une fois atteint un certain degré de connivence.
J’ai donc expliqué au jeune homme mes intentions, -à savoir d’enregistrer le plus justement possible la situation et permettre au lecteur de voir quelque chose dont il serait sinon resté ignorant-, et ce que je ne voulais pas faire, -m’ingérer sans invitation dans les affaires d’autrui ou encore les mettre en délicatesse avec la justice.
Petit à petit, d’autres se sont approchés, auxquels j’ai répété mes explications. Ils ont paru tolérer ma présence un peu plus, mais comme aucun ne souhaitait être pris en photo, j’ai continué à leur poser des questions jusqu’à qu’ils me demandent de les laisser un peu tranquilles. Progressivement j’ai commencé à comprendre les règles et le fonctionnement de l’endroit.
Puis deux hommes tout justes descendus du pont sont venus me parler. L’un d’eux, qui semblait véritablement intéressé par mon travail, m’a lancé soudainement : «nous sommes venus ici acheter de l’héroïne, mais personne ne veut nous en vendre à cause de toi». Devant mon expression interloquée il a ajouté : «les gens commencent à être +malades de la dope+, parce qu’on ne veut pas leur vendre quelque chose tant que tu es là ».
Je l’ai remercié, ai fait demi-tour, et ai commencé à marcher bien en évidence au milieu de la voie ferrée, en espérant ne pas avoir embêté trop de monde. J’ai exploré les environs, les autres ponts et talus où on avait l’impression que la moitié de la population de Philadelphie s’était débarrassée de toutes les choses inutiles. Du mobilier, des pièces détachées automobiles, des jouets, glissant dans un ralenti imperceptible sur les pentes du talus, depuis les rues au-dessus jusqu’à la voie ferrée.
En approchant d’un des derniers ponts, j’ai entendu le sifflement d’une personne cherchant à attirer mon attention. Près de la clôture en haut du talus, j’ai vu un homme accroupi pour se dissimuler me faire des signes, puis indiquer les voies ferrées devant, où j’ai aperçu une voiture de la police roulant doucement dans ma direction.
Alors qu’avant mon problème était que les toxicomanes croyaient que j’étais un policier, maintenant je courrais le risque que les policiers croient que je sois un utilisateur ou un vendeur de drogue. J’ai rapidement grimpé sur le talus et sorti mon équipement et ma carte de presse, à côté de quelques seringues usées et d’un tas d’excréments.
Pour éviter une rencontre inopportune avec la police j’ai fait un détour par les rues pour rejoindre le pont de la Deuxième Rue et y retrouver le premier homme que j’avais rencontré. Je lui ai dit que si je n’étais pas un policier, en revanche ces derniers trainaient dans les parages. J’ai recommencé à discuter avec les toxicomanes, mais rapidement on m’a dit que je n’avais rien à faire là, qu’il ne fallait pas que je reste, que je n’avais pas le droit d’être ici, etc…. Le genre de choses qu’un journaliste a l’habitude d’entendre.
Etant donné que nous trouvions tous sur une propriété privée je savais avoir autant de droit, c’est-à-dire aucun, que les autres pour m’y trouver. Et je n’ai pas bougé. Jusqu’à ce qu’un homme me prenne à part pour m’avertir que « jusqu’à maintenant ils ont été gentils avec toi, mais bientôt ils ne le seront plus». Il m’a expliqué ensuite que les affaires étaient à l’arrêt à cause d’une rumeur sur la présence d’un policier (moi !) dans le camp et que les gens retombaient « malades de la dope ».
Je l’ai remercié pour sa franchise et lui ai demandé s’il serait disposé à m’accompagner, m’expliquer le fonctionnement du lieu, et m’en dire plus sur lui-même. Il m’a dit qu’il était toxicomane mais avec une vie normale, qu’il avait un métier à plein temps et était aussi propriétaire de quelques maisons. Il a commencé à consommer de l’héroïne après s’être vu prescrire des antalgiques dont l’ordonnance n’a pas été couverte par son assurance. A sept dollars le paquet, l’héroïne lui revient un peu moins cher que les pilules d’opiacés au marché noir, et incomparablement moins que les marques comme Percocets ou Oxycontin.
Il m’a dit qu’il venait ici une à deux fois par semaine, en général avec pas mal de liquide, pour acheter « tout ce qu’il faut » et payer leurs doses à ceux qui se trouvent en manque. Il m’a aussi dit qu’il se chargeait de ramener des paquets de seringues neuves, obtenues auprès d’un centre d’échange situé non loin, Prevention Point. Les seringues sont gratuites, mais elles sont fournies en échange de celles qui sont usagées.
Comme toute chose de valeur, les seringues neuves sont devenues un élément de la micro-économie locale, un paquet de dix s’échangeant contre un petit paquet de d’héroïne mexicaine extraordinairement pure. Il suffit donc à un toxicomane sans ressource de faire l’échange de seringues pour satisfaire son besoin d’héroïne.
Je suis reparti du camp sans une photo dans mon appareil, mais en essayant de laisser une bonne impression. J’ai appris qu’une équipe de télévision se rendait sur place pour une édition spéciale le lundi suivant. Et décidé de profiter de leur présence et de l’agitation qu’elle entrainerait pour y travailler de mon côté.
J’y ai retrouvé une femme avec laquelle j’avais parlé la première fois, et qui ne paraissait pas effrayée par l’équipe de télévision et la police qui accompagnait cette dernière. Elle m’a emmené à la rencontre de certains habitués du camp.
Même avec sa recommandation, la plupart de mes interlocuteurs ont refusé que l’on voit leur visage pendant qu’ils se droguaient, et j’ai laissé tranquilles tous ceux qui ne me donnaient pas leur accord pour se faire prendre en photo.
J’ai entendu parler des visites de cadres en costumes ou de personnel en pyjamas médicaux faisant halte pour une dose quotidienne et rencontré des personnes qui semblaient mener par ailleurs une existence des plus ordinaire.
J’en ai aussi entendu raconter comment cette même existence s’était disloquée à coup de seringue et à quel point elle leur manquait.
Sans cesse ils ressassaient des histoires de familles, de maisons et d’années dissoutes dans l’héroïne, tout en se préparant une nouvelle dose.
Après m’avoir autorisé à les regarder se l’injecter, ils poursuivaient leurs récits avant de briser délibérément l’aiguille de la seringue pour éviter un accident malheureux, avant de la jeter sur le tas d’ordures.
Les employés de la voirie m’ont dit que les hommes chargés du nettoyage faisaient régulièrement l’objet de tests de dépistage pour le sida et d’autres maladies infectieuses
Ça a été une mission difficile. Il s’agissait d’une histoire importante et du genre de reportage pour lesquels je me suis préparé depuis toujours. J’avais déjà travaillé sur des sujets délicats mais en général avec un journaliste texte qui prenait les premiers contacts, et qui fonctionnait sinon comme une deuxième paire d’yeux et d’oreilles sur le terrain. Cette fois, j’étais entièrement livré à moi-même.
Mais à la vérité, à aucun moment pendant ces trois jours je n’ai « voulu » me trouver là. Le plus difficile a été de me concentrer sur des photos ayant un sens, dans cet étalage de douleur humaine à l’état brut et ce décor d’apocalypse, tout en restant à l’affut de tout mauvais coup qui pourrait survenir.
Ce sentiment a persisté pendant tout mon séjour, même s’il est rapidement passé au second plan, quand après à peine une demi-heure j’ai réalisé que « personne » n’avait envie de se trouver ici. Simplement, tous ceux que j’ai rencontré n’avaient pas d'autre endroit où aller.
Le débat dans le pays sur la dépendance en général et sur les opiacés en particulier n’a pris une direction utile que récemment, après des décennies d’échec patent à aborder la question. La société a longtemps négligé le sort de certains de ses membres les plus vulnérables. Son attitude a commencé à changer maintenant que ces drogues touchent les petites villes et le monde rural.
Quand cette épidémie restait circonscrite à des communautés minoritaires, il était plus facile de l’ignorer ou de la criminaliser. Mais l’Amérique découvre aujourd’hui que l’héroïne ne fait pas de discrimination. Elle apprend aussi que les mécanismes déployés jusqu’ici pour répondre à l’épidémie ont eu tendance à l’exacerber plutôt qu’à l’éradiquer.
En faisant ce reportage j’ai essayé de rendre palpable pour le lecteur une histoire qui se dilue facilement dans les statistiques, les gros titres, les éditoriaux et les discours politiques. Si quelque chose illustre l’ampleur de la crise de la dépendance dans ce pays c’est bien Kensington. Et si une chose peut fonctionner pour la résoudre, il faudra qu’elle en fasse la preuve à cet endroit.