Dans la « guerre contre le crime » des Philippines
Le président des Philippines Rodrigo Duterte doit largement son élection triomphale en mai 2016 à sa promesse de « nettoyer » les rues en liquidant des milliers de criminels. Ce programme électoral musclé s’appuyait sur son bilan dans la ville de Davao, dans le sud du pays, qu’il a gouvernée pendant deux décennies en appliquant sa politique brutale de maintien de l’ordre. Il a été accusé d’avoir mis en place ou toléré des escadrons de la mort responsables du meurtre de plus de mille suspects.
Selon la police, 402 personnes soupçonnées d’infractions liées à la drogue ont été abattues en juillet 2016 aux Philippines, et les organisations de défense des droits de l’homme affirment que des centaines d’autres ont été tuées par des vigiles privés. Des milliers de personnes ont par ailleurs été arrêtées, et promises à une détention interminable dans des prisons sordides et surpeuplées.
MANILLE – Parfois il faut attendre les premières lueurs de l’aube. Parfois les cadavres surgissent de bonne heure. Ce qui est certain, c’est que les policiers de service de nuit à Manille et les journalistes qui les suivent peuvent désormais affirmer sans exagérer qu’ils font l’horaire de la mort.
Peu après l’élection présidentielle du 9 mai, en plus de mon travail de jour au bureau de l’AFP, j’ai commencé à passer mes nuits à rôder autour des principaux commissariats de la capitale. Rodrigo Duterte a été élu à la tête de l’Etat grâce à sa promesse de tuer des milliers de criminels, et je tenais à être dans la rue le jour où il mettrait sa menace à exécution.
Quelques jours après le scrutin, la police a commencé à faire respecter strictement les couvre-feu imposés au niveau local et à embarquer les ivrognes, les enfants non accompagnés et les gens qui se promenaient sans chemise dans la nuit moite. Nous n’avions jamais vu cela auparavant. Ce n’est que quelques semaines plus tard que les cas de morts violentes ont commencé à grimper en flèche.
Pour me tenir informé de ce qui se passe dans la ville, j’écoute la radio. Elle est tout le temps allumée, même quand je dors.
Pour un reporter qui couvre les faits divers, entretenir un réseau de contacts au sein de la police est utile. Mais j’ai pour principe de ne jamais devenir ami avec des policiers. Beaucoup d’entre eux aiment un peu trop se faire mousser dans les médias. Ils exposent fièrement dans leurs bureaux des copies d’articles sur des affaires qu’ils ont résolues. Un jour, un officier m’a envoyé plusieurs textos pour me demander de venir photographier un voleur qu’il venait d’arrêter.
Dans la nuit du 25 juin, c’est la radio qui m’alerte de la première tuerie à avoir eu lieu dans les environs de mon appartement. La police a effectué une descente dans un quartier musulman du nord de Manille et a tué trois personnes suspectées de trafic de drogue.
Pour accéder aux lieux du crime, je dois me glisser avec mes dix-huit kilos de matériel photo et informatique à travers un trou dans un mur de béton qui débouche sur une longue et sombre allée boueuse. Je suis un peu angoissé. Que m’arrivera-t-il si je fais une mauvaise rencontre ici ? Pour seule arme, je n’ai qu’une lampe torche. Et je me balade avec deux boîtiers et trois objectifs dont deux, équipés de grandes ouvertures permettant de photographier par faible lumière, sont hors de prix. Mais j’arrive sans encombre sur les lieux, où je me retrouve au milieu d’une nuée d’équipes de télévision et d’autres photographes.
Le crime le plus marquant qu’il m’ait été donné de couvrir survient dans la nuit du 22 au 23 juillet. Un chauffeur de rickshaw vient d’être abattu à un carrefour très fréquenté. Une femme franchit le cordon de police et, désespérée, serre dans ses bras le corps ensanglanté en appelant à l’aide. C’est sa petite amie. La photo de cette scène, qui rappelle étrangement la célèbre sculpture La Pietà de Michel-Ange, deviendra virale sur internet.
Beaucoup de photographes assistent à ce moment déchirant cette nuit-là. Pour certains, c’est le troisième mort de la soirée. Soudain, la femme éplorée se met à nous crier : « arrêtez de prendre des photos ! Aidez-nous plutôt ! »
Cette supplique nous fait à tous l'effet d'un coup de poing dans l'estomac. Certains obtempèrent, s’arrêtent de photographier. Nous sommes nombreux à nous demander tout à coup pourquoi nous sommes là, pourquoi nous faisons ça. Nous nous sentons comme des vautours. Aucun d’entre nous ne sera capable de dîner plus tard ce soir-là. Dans la voiture qui nous ramène en ville, pour une fois, personne ne parle. Nous nous sentons tous coupables, nous nous en voulons d’avoir été incapables d’aider cette femme et son conjoint. Quelques jours plus tard, j’apprends qu’un photographesd’un journal local qui a assisté à la scène avec moi a décidé d’arrêter définitivement de couvrir les affaires criminelles la nuit.
Dans la guerre contre la drogue aux Philippines, la mort peut arriver par trois chemins.
La première façon de mourir, ce sont les opérations coups de poing menée par des policiers en civil qui se font passer pour des acheteurs de drogue. Presque toujours, on retrouve le corps du dealer présumé avec une balle sous l’œil, sa main touchant une arme de poing.
Au tout début de cette vague de tueries, les mains des cadavres des suspects tenaient toujours de vieux pistolets rouillés. Mais de plus en plus, on retrouve des armes flambant-neuves. Cela fait des années que la police des Philippines est accusée de fabriquer des preuves de toutes pièces.
La deuxième façon de mourir, c’est d’être pris pour cible par les « anges de la mort » qui hantent les rues sous la forme d’un duo de motards armés. Selon les témoins et les images des caméras de surveillance, ils dissimulent toujours leurs visages sous des casques et des foulards. Le premier tueur reste au guidon de la moto. Le deuxième se dirige vers la cible, lui tire dessus et enfourche rapidement la moto qui prend la fuite.
Ce sont des tueurs à moto qui ont assassiné le conducteur de rickshaw sur l’image qui ressemble à La Pietà. Ils signent toujours leurs crimes, en laissant un morceau de carton avec une phrase en tagalog qui dit : « Je suis un dealer, c’est toi le prochain », ou encore : « je suis un dealer, ne deviens pas comme moi ». Quelquefois, ils dessinent même le symbole de Batman.
La troisième façon de mourir, c’est d’être victime des tueurs de l’ombre. On ne les voit jamais. On ne retrouve que leurs victimes, abandonnées dans des ruelles sombres et isolées ou dans des terrains-vagues, le corps criblé de balles ou lardé de coups de couteau. Leurs visages, et même parfois la totalité de leur corps, est enveloppé dans du ruban adhésif, comme s’il s’agissait d’une momie égyptienne. Là aussi, une pancarte en carton les accuse de s’être adonnées au narcotrafic.
Certaines nuits, on dénombre jusqu’à dix-huit meurtres. C’est matériellement impossible de tous les couvrir.
Pour illustrer toute l’ampleur de la « guerre » anti-criminalité de Duterte, le bureau de l’AFP à Manille décide d'aller à la rencontre des personnes qui se sont faites arrêter au cours de la campagne. Je propose de visiter la prison du quartier de Quezon à Manille, construite pour 800 détenus mais qui en héberge actuellement près de 4.000.
Des semaines durant, nous attendons l’autorisation de l’administration. Puis nous sommes finalement autorisés à couvrir un concours de danse dans la cour de la prison.
Un gardien nous raconte que les conditions sont bien pires pendant la nuit, quand les prisonniers dorment par terre les uns sur les autres dans cette même cour. Tout de suite, je me dis : « c’est ça la photo ! » Nous demandons au gardien si nous pouvons revenir cette nuit-là. Il accepte.
Ce que nous voyons nous estomaque et nous bouleverse. Les détenus sont entassés comme des sardines dans la cour. Dans les cellules bondées, il nous est pratiquement impossible d’avancer entre les lits fabriqués de bric et de broc et les hamacs. Je dois demander à certains prisonniers allongés de bien vouloir se lever pour me laisser passer.
Si une mutinerie éclate maintenant, on est morts, je pense. Et s’ils décidaient de nous prendre en otages ?
Je vois d’autres prisonniers qui dorment sur les marches dans un escalier. Pour prendre une photo depuis les hauteurs, je grimpe jusqu’à une fenêtre. La nuit suivante, je reviens dans le quartier, et je monte sur le toit du commissariat voisin pour prendre une vue panoramique de la prison.
Cette visite, pour moi, constitue le comble de l’horreur. Cela me rappelle les vieux tableaux représentant l’Enfer de Dante. Si l’Enfer existe, je pense qu’il ressemble à cela.
Pendant les dix premières années de ma carrière de photographe de presse, les nuits étaient différentes. Les seuls journalistes qui couvraient les faits divers la nuit travaillaient pour des radios locales. Ils cherchaient à décrocher en premier des informations sur des incendies dans des bidonvilles, sur des accidents de la circulation dans les rues mal éclairées ou encore sur des attaques à main armée subies par des passagers des jeepneys, ces camions reconvertis en minibus qui constituent le moyen de transport collectif le plus populaire à Manille.
Maintenant, les journalistes qui couvrent les affaires criminelles tard le soir sont beaucoup plus nombreux. On croise même des correspondants étrangers et des présentateurs de télévision sur leur trente-et-un. Certains jours, les premiers cadavres apparaissent dès six heures du soir. Mais parfois il faut attendre jusqu’à quatre heures du matin.
Au cours des longues heures d’attente, les journalistes tuent le temps en mangeant des plats graisseux au boui-boui du coin et en racontant leurs vieilles histoires du métier. Dès qu’on corps est découvert, c’est le branle-bas le combat et les reporters foncent en meute jusque sur les lieux du crime en partageant leurs véhicules.
Accéder à la scène du crime peut s’avérer frustrant. Certains policiers refusent avec mauvaise humeur de laisser passer les photographes. Dans certains secteurs, toute prise de vue est même strictement interdite. Dans d’autres, les agents laissent travailler librement les journalistes au moins jusqu’à l’arrivée de la SOCO, l’unité des scènes de crime de la police scientifique. C’est donc une course de vitesse entre la SOCO et nous pour accéder en premier aux lieux d’un assassinat. Il arrive aussi que des policiers de la SOCO nous laissent travailler jusqu’à l’enlèvement des corps par les services funéraires, à condition que nous ne marchions pas sur les douilles ou sur les flaques de sang à l’intérieur du périmètre sécurisé.
Notre travail, en tant que journalistes chargés de couvrir la « guerre contre le crime » aux Philippines, a le pouvoir de choquer l’opinion publique et d’inciter les gens à réfléchir sur ce qui est en train de se passer ici. Mais j’espère surtout que cela ira plus loin, et que cela permettra de changer les choses.
Cet article a été écrit avec Cecil Morella à Manille et traduit de l’anglais par Roland de Courson à Paris.