Le courage grâce au danger
Multan, Pakistan -- Quelques années après avoir commencé à travailler comme caméraman dans la région du Pakistan où j’habite, des hommes m’ont attaquée parce que je filmais. Ils m’ont poussée et bousculée et ont cassé ma caméra. Ma mère et mes proches, inquiets, ont tenté de me persuader de changer de métier, de trouver du travail dans un bureau. J’ai refusée.
« Il n’y a pas d’endroit vraiment sûr pour une femme au Pakistan », je leur ai dit. « Le danger est partout, où que je me trouve. Je connais et j’aime mon travail. Quand je travaille dans le danger, cela me rend plus forte. Je me sens plus vivante ».
Travailler comme photographe et caméraman est un vrai défi dans mon pays. Il est très conservateur socialement et la ville où j’habite, Multan dans le Pendjab, a une réputation de violence faite aux femmes. On n’entend parler que de « crimes d’honneur », de viols collectifs approuvés par des conseils de villages, ou de jeunes filles données à un rival pour clore un différent.
C’est encore plus difficile si vous faites quelque chose qui rompt avec les traditions : une femme filmant un évènement. J’ai toujours un œil dans le viseur et l’autre sur les hommes qui s’approchent pour me reluquer. Quand je vais dans le sud, pour couvrir par exemple les activités des extrémistes dans les zones rurales, je suis encore plus prudente.
J’ai commencé à 18 ans, de façon très simple, quand un voisin m’a demandé de filmer un mariage dans la partie traditionnellement réservée aux femmes. Il m’a mis une grosse caméra VHS dans les mains et m’a donné quelques conseils. Le résultat n’était pas trop mauvais.
Encouragé, le voisin m'a proposé un nouveau travail.
J’étais très excitée à l’idée de pouvoir aider ma famille, en ajoutant un peu aux modestes revenus du commerce de chèvre de mon père.
La fois suivante, je me suis emmêlée les pinceaux dans les réglages, et le résultat était tout bleu. Le client était si mécontent qu’il n’a pas payé mon voisin.
J'ai laissé tomber pour terminer ma scolarité, avec l'équivalent du baccalauréat. Mais j'ai dû l’interrompre pour m’occuper de ma mère, qui est tombée malade et a été hospitalisée.
Ensuite il a fallu que je m'occupe de la maisonnée.
J’ai demandé alors à mon voisin, Iqbal Butt, de m’apprendre le métier de vidéaste et le montage. Très vite je gagnais 400 roupies (environ 40 dollars) par jour en filmant des vidéos de mariage. J’ai commencé à m’occuper aussi du bureau.
Je suis entrée dans le journalisme au bout d’un an, en 1997, quand un média international nous a appelés pour avoir des images d’une cérémonie de mariage endeuillée par l’effondrement du toit de la maison, à 80 kilomètres de là, à Dera Ghazi Khan. Mon patron m’a emmené parce que l’endroit est très conservateur, et il savait qu’on ne l’autoriserait pas, en tant qu’homme, à entrer dans la maison de la famille.
Le toit s’était effondré sous le poids des invités. Une dizaine de femmes et d’enfants avaient été ensevelis sous les décombres. J’ai filmé et pris des photos. Ensuite, j’ai suivi Iqbal et d’autres photographes sur d’autres événements.
Suivre l’actualité m‘a réservé son lot de surprises et de chocs.
Je me suis retrouvée dans une situation dangereuse pour la première fois en octobre 2001, en couvrant des manifestations à Jacobabad, à environ 350 km au sud-ouest. Les autorités y avaient cédé une base aérienne aux forces américaines, à la suite des attentats du 11 septembre. Les manifestants protestaient contre l’utilisation de cette base pour mener des frappes en Afghanistan.
La police a chargé, frappant les manifestants à coups de bâton et tirant des gaz lacrymogènes. Il y a eu 14 blessés et 200 arrestations.
La police tapait sans discriminer tous ceux qui croisaient son chemin, reporters et caméramans compris. Je me suis retrouvé au milieu, sans savoir que faire. J’ai continuée à travailler. J’ai eu peur de ne pas sortir de là vivante.
C’est la première fois où j’ai éprouvée de la peur en travaillant. Quelle différence avec les mariages, où tout le monde est joyeux, joliment habillé, souriant, les femmes sortant leurs plus beaux bijoux d’or et d’argent, avec des robes chatoyantes brodées de perles.
Ici en revanche c’était le chaos le plus complet. Avec la police et les manifestants débordant de colère, la bousculade, les yeux piqués par les lacrymogènes. Le danger était partout.
Et pourtant, je devais garder mon sang froid et travailler. J’y suis arrivée. Quelle récompense de voir ce que j’avais filmé retransmis sur des chaînes d’information internationales. Cela m’a motivée énormément. Parce que je suis arrivée à faire non seulement du bon boulot, mais dans des conditions aussi difficiles que pour un journaliste masculin.
Il est difficile de décrire à quel point cette émotion peut être forte pour une femme au Pakistan : se sentir l’égale d’un homme. C’est à ce moment que j’ai réalisé que ma vocation se trouvait dans la couverture de l’actualité. Que je pourrais me faire un nom dans cette aventure pleine de défis. Et que j’y obtiendrai plus de respect pour ce que je suis qu’en restant une vidéaste de mariage pour la partie réservée aux femmes.
Comme je l’ai ensuite expliquée à ma famille après une manifestation brutale, où on m’avait molestée et cassé ma caméra : je me sens plus vivante quand je travaille dans une situation dangereuse. Ça me rend plus forte.
Cette année, le moment le plus dangereux est survenu en me rendant dans la maison d'un homme, tué dans une attaque à l'acide par une femme avec laquelle il avait eu une relation intime. La famille est devenue très agressive en me voyant sortir ma caméra. Ils m'ont accusée de vouloir filmer leur deuil pour distraire la famille adverse. Je me suis retrouvée, avec mon assitant, encerclée par plusieurs dizaines d'hommes hurlant, gesticulant et brutaux. Nous avons fui pour en réchapper.
Ma vie personnelle s’est nouée à mon activité professionnelle en 2005, quand je me suis mariée à mon patron, Iqbal, après la mort de sa femme. Nous avions appris à nous connaître après toutes ces années. Il m’a toujours soutenue dans mon travail, en m’encourageant à être un exemple pour les autres femmes, pour montrer qu’elles peuvent faire aussi bien qu’un homme.
Il m’a demandé en mariage, en pensant que je pourrai m’occuper aussi bien de notre affaire que de ses enfants. Pour sa part ma famille avait finalement accepté mon choix d’existence. J’étais si heureuse.
Le drame a frappé trois ans plus tard.
Iqbal avait une forte tension, et il est mort soudainement. C’était il y a six ans. J’étais par terre. Je ne savais pas quoi faire. Je me sentais si seule et vulnérable. Je m’occupais de ses enfants, et nous vivions dans une maison adjacente à celle de ses parents. Mais après sa mort j’ai dû la quitter. Je suis revenue dans la maison de mes parents.
J’ai commencé à travailler comme stringer pour différents médias. L’époque était riche en évènements. Il y a eu des inondations énormes en 2010. J’ai couvert des attentats à la bombe, des histoires criminelles, des combats de chameaux ou de chiens. J’ai aussi couvert l’histoire de Mukhtar Mai, la victime d’un viol collectif qui a demandé réparation en justice et est devenue un symbole d’espoir et de résistance.
C’est celle que j’ai préférée. J’ai entendu sa voix condamner le viol qu’elle a subie et se propager dans le monde, depuis son petit village poussiéreux du centre du Pakistan. Quelle expérience de voir une villageoise devenir une source d’inspiration dans la lutte contre le viol, lancer des écoles et des abris pour les jeunes filles et les femmes victimes de la violence de leurs familles ou de leurs maris.
En tant que femme, mon travail a des avantages et des inconvénients particuliers. Cela m’a aidé à prendre des images dans les endroits interdits aux hommes. J’ai aussi un net avantage avec les familles où sont présentes des femmes et des hommes, qui ont plus de réticence à se laisser prendre en photos ou filmer par un homme.
A Multan, je peux généralement travailler seule. Mais c’est impensable dans les petites villes et les villages, où les hommes n’ont pas l’habitude de voir une femme prendre des photos ou filmer. J’y attire toujours les badauds. Certains sont juste curieux. Beaucoup d’autres essaient de me pousser ou de me toucher.