Le lendemain, elle était morte

ISLAMABAD- L'appel est arrivé tard dans la matinée de samedi, me réveillant pendant mon jour de congé.

Qandeel Baloch, une des femmes les plus connues au Pakistan, célèbre pour ses "selfies" suggestifs et son attitude rebelle, était morte, étranglée par son frère. Celui-ci expliquerait plus tard à la police qu'il trouvait son comportement "intolérable".

"Etranglée, tu dis ? Elle est morte ?", ai-je demandé à ma chef de bureau au téléphone. Mes mains tremblaient lorsque je me suis mis en quête de mes clés de voiture pour aller au bureau et mon portefeuille m'est tombé des mains en chemin.

Je lui avais parlé la veille encore. Elle m'avait appelé pour me demander de lui rendre un petit service. Et là, maintenant, elle était morte ? Je n'arrivais pas comprendre.

En tant que journaliste, j'ai couvert des dizaines de cas de crimes dits d'"honneur", lorsque la victime est tuée par un proche, qui justifie son acte par la défense de l'honneur de la famille. 

Des femmes ont été immolées, poignardées, étranglées ou tuées par balles pour avoir défié la volonté de leur famille, en refusant un mariage, en épousant la "mauvaise" personne ou en aidant une amie à s'enfuir.

Chacun de ces meurtres est une tragédie en soi. Collectivement ils sont une honte pour un pays qui aspire à devenir une démocratie moderne, mais fait face à des niveaux inouïs de violence contre les femmes.

Mais cet assassinat m'a touché personnellement. Bien que je ne l'aie jamais rencontrée, j'avais développé une relation amicale avec Qandeel par téléphone et via l'application Whatsapp depuis notre premier contact en février. Je l'avais interrogée à l'époque pour un article sur les relations des jeunes Pakistanais avec les réseaux sociaux.

Lorsque je l'ai appelée en février, il s'agissait de sa première interview avec un média occidental et elle semblait s'interroger sur mes motivations. Mais au fil de nos conversations, elle avait finalement abaissé sa garde. 

"Beaucoup de vos abonnés sont très jeunes et vous êtes l'idole des ados. Puis-je demander quel âge vous avez ?", me risquai-je alors. Elle m'invita à deviner.

"Une petite vingtaine ?", tentai-je ? "Vous me passez la pommade !", répliqua-t-elle en riant. La glace était rompue.

La vidéo qui a fait d'elle une star en 2014 s'appelait “How I’m looking.’” (comment suis-je ?)

"Je l'ai faite comme ça. Au bout d'un mois, elle est devenue virale. Je me suis dit +mais qu'est-ce qu'il se passe ?+ et j'ai été inondée de demandes de fans qui en réclamaient plus", m'a-t-elle raconté.

"C'est parce que je suis comme ça, je dis ce que je pense. Je ne suis pas une personne fausse. Cela attire les gens", a-t-elle expliqué.

Après s'être essayée comme actrice à la télévision et fait une apparition à l'émission Pop Idol Pakistan, elle s'était tournée vers les réseaux sociaux, devenant une vedette.

Elle disait espérer gagner de l'argent grâce à des publicités sur YouTube, mais je n'ai pas réussi à lui faire dire de quoi elle vivait en attendant.

A l'époque déjà, ses fans se comptaient par milliers, et sa page Facebook avait été "aimée" plus de 700.000 fois.

"Les gens deviennent fous, surtout les filles. Je reçois plein d'appels où elles me disent que je les inspire et qu'elles veulent être comme moi. Je parle ouvertement et carrément. Et je parle du fond du cœur", m'a-t-elle encore dit.

Elle ne se contentait pas de photos et vidéos provocatrices. Elle avait défrayé la chronique à la Saint-Valentin en s'affichant dans une robe pourpre décolletée, défiant ouvertement un appel du président pakistanais à la jeunesse à tourner le dos à cette fête "occidentale".

"Ces hommes politiques idiots et répugnants essaient, mais ils ne peuvent pas stopper l'amour", m'avait-elle dit.

Elle ne plaisait naturellement pas à tout le monde. Ses détracteurs la traitaient de "salope" ou de "prostituée" sur chaque message Facebook, déclarant espérer qu'elle disparaisse et meure.

Elle disait que ces commentaires ne lui faisaient rien. "Normalement je ne les lis même pas, je poste mon message et je le laisse là", expliquait-elle.

J'étais resté impressionné par son pragmatisme, même si elle ne semblait pas encore avoir une idée précise de ce qu'elle allait faire ensuite.

Le monde de la télévision, "plein de gens faux", ne l'attirait pas. Elle pensait plutôt à quelque chose de plus ambitieux, comme l'émission indienne de téléréalité Big Boss, ou même à un mariage avec l'homme dont elle disait être amoureuse, l'ex-champion de cricket devenu homme politique Imran Khan.

La renommée de Qandeel grandissait au fil des mois. Au printemps, elle proposa de faire un striptease si l'équipe nationale de cricket remportait un match contre l'Inde (ce qui n'arriva finalement pas).

Les milieux conservateurs religieux continuaient de l'attaquer mais elle s'en moquait.

Je l'interviewai une nouvelle fois quelques mois plus tard dans la foulée d'une nouvelle controverse. Qandeel venait de mettre en ligne des selfies où elle apparaissait minaudant en compagnie d'un important dignitaire religieux, Abdul Qavi. Le scandale qui s'ensuivit coûta au mufti son poste auprès d'un comité religieux officiel. 

Qandeel a parfois été comparée à la starlette Kim Kardashian du fait de son ascension via les réseaux sociaux, mais aujourd'hui il me semble que cette analogie ne tient pas la route. Contrairement à Kim, Qandeel travaillait. Elle soutenait aussi financièrement sa famille. 

Ses selfies peuvent paraître fades pour un public occidental. Mais dans le Pakistan d'aujourd'hui, pays musulman de 200 millions d'habitants extrêmement conservateur, sa détermination à vivre sa sexualité et à défier les normes de la société représentait un acte politique audacieux.

Les Pakistanaises font face à d'immenses défis. Bien que les classes les plus élevées aient accès à l'enseignement, qu’elles puissent conduire et qu'elles occupent depuis des décennies des postes de médecin, professeur ou d'avocat, la réalité quotidienne demeure un combat face à des hommes déterminés à tout contrôler d'elles, de leur façon de s'habiller à leur accès aux espaces publics ou au monde du travail.

Ce vendredi 15 juillet, Qandeel m'avait donc appelé. Elle semblait inquiète. Quelques jours plus tôt son ex-mari avait déclaré à la presse locale qu'elle avait été une épouse cupide et mauvaise.

Elle avait répliqué qu'il la maltraitait et qu'elle avait divorcé pour le fuir, se retrouvant ainsi dans un refuge pour femmes.

Elle me demandait de modifier sa page Wikipedia pour en retirer les références à son mari et à une autre personne qu'elle ne souhaitait pas voir exposée au public, ce que j'acceptai. Ces modifications seraient plus tard refusées sans explication.

Qandeel avait fait part aux médias de menaces sur sa vie et il semblait évident qu'elles étaient bien réelles.

(AFP / Ss Mirza)
(AFP / Ss Mirza)

 

 

Je me souviens après avoir raccroché ce vendredi matin avoir pensé qu'elle était vraiment courageuse. J'avais été tenté de lui envoyer un message pour lui dire que je l'admirais, quelque chose du genre "Vas-y ma fille".

Mais je ne l'ai pas fait, de peur de franchir la ligne séparant les relations professionnelles et amicales. A présent, je le regrette. 

Le lendemain, elle était morte.

Pour les défenseurs des droits des femmes, Qandeel a mis un "visage" sur tous les crimes d'honneur qui se déroulent au Pakistan, plusieurs centaines par an. 

D'autres redoutent que sa mort n'encourage les meurtriers potentiels et ne terrifie d'autres femmes indépendantes qui souhaiteraient tracer leur propre chemin. 

La réalisatrice féministe Fatema Shah lui a rendu hommage avec grâce: "Elle lève la tête, tue-la. Elle sort de la maison, tue-la. Elle te brise le cœur, tue-la. Tu ne la comprends pas, tue-la".

(AFP / Aamir Qureshi)
(AFP / Aamir Qureshi)


 



 

Issam Ahmed