Les hasards d'une jeunesse syrienne
Paris -- C’est un étrange sentiment de se découvrir soudain en personnage de BD. De journaliste, je suis devenue actrice, très modeste, de l’histoire hors du commun d’un jeune réfugié syrien. D’autant plus qu’on n'a guère l'habitude à l'AFP de se mettre en avant. Et en plus, je ne me reconnais pas. Normal, le dessinateur ne m'a jamais vue.
Les rencontres, les hasards et la chance font le quotidien de notre métier. Je veux parler d' un jeune homme assez exceptionnel, Haytham al-Aswad, de quelques causes chères au cœur d’une journaliste, de la passion d’un grand reporter, ex-otage des djihadistes en Syrie. Et du destin improbable d'une dépêche AFP écrite en 2015, devenue un an plus tard Bande Dessinée.
"Haytham, une jeunesse syrienne" est parue chez Dargaud à la rentrée. Un jeune réfugié en France y raconte son enfance en Syrie sous la dictature de Bachar El Assad, puis son exil en France. Authentique, quelque part entre "l'Arabe du futur" de Riad Sattouf, et le "Persepolis" de Marjane Satrapi, sur une enfance iranienne.
Depuis mon retour de poste à Athènes en 2013, je suis très préoccupée par le sort des réfugiés en Europe, qu'on a d'abord appelé les "migrants".
La Grèce, en crise aigûe, est devenue l'Ellis Island de l'Europe, accueillant réfugiés afghans, pakistanais, et surtout syriens. Malgré les mobilisations individuelles pour accueillir dignement ces damnés de la guerre et de la pauvreté, le racisme monte. Nous avons couvert les premiers naufrages en mer.
Lorsque je rentre à Paris, personne ne semble très sensible au sujet. Jusqu'à ce que la vague migratoire arrive en France via la route des Balkans. J'ai alors l'impression d'assister aux mêmes invectives et récupérations politiciennes qu’en Grèce.
Arrive l'attentat contre les journalistes de Charlie Hebdo en janvier 2015, je me promets alors d'essayer d'être à la hauteur du défi lancé à notre profession et à la liberté d'expression, menacée par les extrémismes de tous bords. Tenter de faire comprendre un monde qui devient incompréhensible, dénouer les fils de la violence qui pénètre la vie de chacun.
Le portrait est justement un outil commode pour illustrer des situations complexes au travers d'un destin individuel.
C’est là qu’intervient le hasard, la chance plutôt, avec la rencontre d’un être aussi exceptionnel qu'Haytham.
Et il faut aussi de la chance pour être journaliste.
Je l’ai rencontré par le biais de ma fille, Suzanne, qui était sa camarade de classe dans un lycée public de Paris. C'est même lui qui l'a accueillie et fait visiter l'établissement le jour de la rentrée en 2013.
Haytham est né à Deraa, une ville syrienne proche de la frontière jordanienne, d'où sont parties les premières manifestations contre le régime début 2011.
Parler, raconter sa Syrie avant l'exil, c'est ce qui compte pour lui. Il est toujours prêt à témoigner, dire le manque de liberté, le bref printemps syrien violemment réprimé. Son père, prof de maths, faisait partie des démocrates au premier rang des défilés qui demandaient plus de liberté au pouvoir.
Sa spontanéité, ses yeux brillants, sa soif de découvrir et d'apprendre, sa bonne humeur perpétuelle et sa maturité m'ont touchée instantanément.
Il réveille en moi d'autres souvenirs professionnels, plus lointains. Haytham est un lycéen modèle, comme on en rêve dans la rubrique "Education", que j'ai couverte au service des informations générales au début des années 2000. Tellement heureux de lire ce qu'il veut en France, d'apprendre à penser, de découvrir des auteurs, des philosophes.
Il me raconte les cours d'éducation civique en Syrie où il devait mémoriser par cœur la bonne parole de Hafez et Bachar el Assad. Il me raconte les manifestations auxquelles il a participé à Deraa en 2011. Il avait alors à peine 16 ans. Sa ville a été l'une des premières à se soulever après la répression brutale qui s'est abattue sur des enfants accusés d'avoir écrit des graffitis anti-Assad sur le mur d'une école. Haytham a déjà témoigné à ce sujet dans un film documentaire intitulé "Les enfants de la liberté".
La police syrienne recherchait son père, qui a fui en catastrophe, d'abord en Jordanie, puis en France, avant d’y être rejoint par son fils un an plus tard.
En terminale Scientifique au lycée à Paris, il affiche un 19 de moyenne en maths, qui lui ouvre toutes les portes. Et il s'occupe de toute sa famille pour les démarches, étant le seul à parler le français, appris en quelques mois.
Haytham me raconte son arrivée, avec sa mère et son frère, ses étonnements lorsqu'il découvre le métro et Paris.
Et ce détail qui l’a particulièrement frappé : "J'ai vu un papier par terre dans un bus, avec la photo de Nicolas Sarkozy. Tout le monde piétinait le papier, et il ne se passait rien. En Syrie, c'était inimaginable. On pouvait se faire emprisonner pour avoir marché sur une photo de Bachar el Assad".
J'écris alors un "portrait", comme on les appelle à l’AFP, pour illustrer le thème du baccalauréat. Il me dit qu'il espère avoir un sujet sur la liberté pour l'épreuve de philo. Avec un sujet marronnier comme ça, j'essaie toujours de trouver quelqu'un qui "dise" des choses sur le reste du monde, et sur l'actualité. J'aime bien les sujets transversaux.
Le portrait AFP d’Haytham capture alors l’intérêt de Nicolas Hénin. Grand reporter spécialiste de la Syrie, où il a passé de longs mois, otage, dans les geôles de l'organisation Etat islamique, il cherche à parler "par tous les moyens" de cette Syrie en train d'imploser et dans laquelle il ne peut plus entrer..
Pourquoi pas une BD? C'est "une façon de toucher beaucoup de lecteurs" qui ne lisent pas la presse, m'a-t-il dit par la suite.
Après avoir contacté Haytham, le journaliste baroudeur se transforme en scénariste, en se glissant avec infiniment de délicatesse dans la peau du jeune homme, à qui il laisse la parole.
Une dépêche devenue BD. Il a fallu un an pour boucler cette histoire en dessins et en bulles. Avec un soin particulier accordé aux détails par le dessinateur, Kyungeun Park, qui a même reproduit des plaques d'immatriculations de Deraa au dos des voitures. "En la lisant, j'ai eu l'impression que le dessinateur connaissait Deraa" m'a confié Haytham.
Un an plus tôt, à la parution de la dépêche, je pressentais que d'autres journalistes allaient vouloir l'interviewer. A quelques jours de ses premières épreuves du bac, je l'avais mis en garde par avance contre la bulle médiatique. "Tu n'es pas obligé de répondre aux sollicitations si tu dois travailler ou réviser tes cours".
De fait, la publication du portrait par l'AFP déclenche une petite frénésie dans les médias. Le 19 juin, Haytham se retrouve en direct sur Canal +, encadré par Jack Lang et Cedric Vilani, son modèle de mathématicien. Puis il est invité sur d'autres plateaux. Son portrait fait aussi la Une de l'Obs ("Je suis réfugié").
Je m'inquiète. Comme ma fille, il doit préparer son bac. Je suis mère aussi, pas seulement journaliste. J'éprouve des remords. Si ce tourbillon le mettait en danger, je me sentirais responsable de son échec. Je le rappelle pour vérifier qu'il n'est pas trop envahi.
Mais il gère très bien. Parfois il me demande conseil: "telle chaîne vient de me demander d'aller sur son plateau, j'ai calculé que j'en ai pour trois heures au total et je reviens faire des maths". Devant les journalistes qui le bombardent de questions sur les violences de l'Etat islamique, il lui arrive de s'énerver: "je voudrais parler de Bachar el Assad et de ses crimes" dit-il un jour en coupant la parole de son interlocuteur. Il obtient son bac S avec mention Bien. Un peu déçu tout de même d'avoir loupé de peu la mention Très Bien.
Aujourd'hui, Haytham est en deuxième année de mathématiques à la faculté d'Orsay. Loin des citronniers de son enfance. Mais je suis sûre qu'il fera quelque chose de grand, un jour.
Il m'a offert le plus beau prix de journalisme que je ne recevrai jamais. Une dédicace de la BD, mêlant le "tu" et le "vous": "Tu m'as donné la chance de m'exprimer (...) Vous m'avez donné la liberté! Merci infiniment pour tout".