Sauver le monde en 48 heures
ISTANBUL – Pour les inconditionnels des sommets internationaux, la haute saison bat son plein en Turquie. Nous avons eu un sommet du G20 avec Barack Obama, un sommet islamique avec le roi d’Arabie saoudite, et finalement le tout premier « sommet humanitaire mondial ». Pour nous, les médias, c’est à chaque fois la même routine bien huilée : s’accréditer à temps, franchir une série de barrages de police et de détecteurs de métaux pour arriver là où ça se passe, affronter la frénésie d’interviews et de conférences de presse qui semblent toutes se dérouler en même temps…
Cela fait belle lurette que les reporters considèrent les sommets avec scepticisme. Nous sommes habitués à voir les dirigeants mondiaux débarquer en fanfare pour disparaître avant la fin, et aux communiqués finaux qui ne contiennent guère plus que des vœux pieux exprimés en langue de bois. Avant le sommet humanitaire mondial, mon scepticisme est peut-être encore plus grand que d’habitude. L’ambition affichée par l’événement – transformer le système humanitaire mondial, faire en sorte que l’aide parvienne mieux et en plus grande quantité à ceux qui en ont besoin – semble difficilement atteignable en deux jours de réunions. D’autant plus que les engagements pris lors de ce sommet ne seront pas contraignants.
Dans le langage utopique du secrétaire général de l’ONU Ban Ki-moon, le but du sommet est de bâtir « un avenir différent ». Ni plus ni moins.
Mais dès le départ, cela n’a pas l’air très bien parti. La plupart des grands chefs d’Etat et de gouvernement de la planète ont snobé l’événement (à la notable exception de la chancelière allemande Angela Merkel), ce qui amène Ban, aux manières toujours pondérées, à se déclarer « un peu déçu ». Anticipant une « déclaration de bonnes intentions » et aucune avancée concrète, l’organisation Médecins sans frontières a elle aussi décliné l’invitation.
Je prends place dans l’inévitable centre de presse, où des serveurs en nœud papillon offrent du thé, du café et des en-cas à la meute de journalistes affamés sans se départir de leur impeccable politesse turque. Je ne peux m’empêcher de faire un parallèle un peu bizarre avec l’objet du sommet, qui est d’adoucir le sort des soixante millions de personnes déplacées dans le monde et des cent trente millions d’individus nécessitant une aide humanitaire immédiate.
On ne peut pas dire qu’il s’agisse de problèmes lointains. Sortez du centre de conférences, faites quelques pas, tournez à gauche et vous vous retrouvez place Taksim, où des foules de réfugiés mendient ou vendent de misérables breloques dans l’espoir de joindre les deux bouts. Et ce n’est là qu’une infime partie des quelque 2,7 millions de Syriens aux vies brisées et l’avenir inconnu qui se sont réfugiés dans la seule Turquie.
On ne peut pas dire non plus qu’il ne se passe rien dans le centre de conférences. Il y a parfois plus d’une dizaine de réunions qui se déroulent simultanément. Dans la salle de presse, un système de six écrans de télévision nous permet de suivre leur déroulement du mieux que nous pouvons. Tout à coup nous voyons apparaître sur l’un des écrans la carrure imposante de Daniel Craig, alias James Bond, défenseur passionné des efforts de déminage de l’ONU, qui affirme que le sommet d’Istanbul peut « lancer le plus grand mouvement humanitaire de notre histoire ».
Il y a aussi Sean Penn, relativement discret vis-à-vis des médias alors que son dernier film vient de se faire mettre en pièces à Cannes. Sur l’écran juste en-dessous, on voit Gordon Brown, envoyé spécial des Nations unies sur l’éducation globale et ancien Premier ministre britannique. Et sur celui d’à côté, David Miliband, longtemps étoile montante de la politique au Royaume-Uni, désormais directeur de l’International Rescue Committee. Les fonctionnaires de l’ONU annoncent les heures des conférences de presse et nous offrent gaiment les services d’une « escorte » pour nous conduire sur place.
On parle beaucoup ici. Il est intéressant de voir un consensus se former autour des sujets-clés. Tout le monde est à peu près d’accord sur ce qu’il faut et ne faut pas faire. Il y a quelque chose qui ne fonctionne pas dans le système humanitaire actuel. Il faut en faire beaucoup plus pour promouvoir le développement et prévenir les conflits et les crises. Les organisations humanitaires doivent se débureaucratiser et arrêter de se concurrencer les unes les autres. Les gouvernements et les autres donateurs ne doivent pas leur imposer de rendre compte de façon trop contraignante. Les acteurs locaux doivent avoir plus leur mot à dire, et doivent jouer un rôle accru sur le terrain par rapport aux autres organisations. Les violations du droit humanitaire, comme les attaques contre les hôpitaux et les écoles, doivent être convenablement sanctionnées.
Le diagnostic est plus clair que jamais. Mais il manque clairement quelque chose : la volonté politique. Pour que toutes les belles idées exprimées à Istanbul puissent se concrétiser, les politiciens auraient besoin « d’un coup de pied aux fesses », me raconte, goguenard, un haut fonctionnaire européen. Ou, comme le résume plus élégamment le secrétaire général du Conseil norvégien pour les réfugiés Jan Egeland, « discuter à Istanbul dans un bel endroit comme celui-ci est une chose. Obtenir d’hommes armés qu’ils changent d’attitude en est une autre ».
Rob Williams, le chef de l’organisation War Child qui s’occupe de protéger de d’assister les enfants dans les zones de conflit, admet que le sommet d’Istanbul est « sans précédent ». Mais il estime qu’il s’apparente plus à un ravalement de façade qu’aux changements radicaux dont le monde aurait besoin. « Cela aurait été bien de voir plus de chefs d’Etat ici », dit-il de façon laconique.
Le cynisme est une des armes de l’arsenal du journaliste, mais elle ne peut pas être la seule. Un des aspects positifs que je trouve à ce sommet, c’est le fait d’être constamment entouré de milliers de personnes dont le travail – et souvent la vie entière – consiste à rendre les choses meilleures pour les autres. Grâce à eux, parfois, il est possible de reconnecter le sommet feutré et aseptisé à ceux qui sont censés en être les bénéficiaires.
Pendant une accalmie, je vais faire un tour dans l’espace d’exposition du centre de conférences pour y retrouver une amie qui travaille pour Small Projects Istanbul, une petite ONG locale qui vient en aide aux réfugiés syriens. Elle a aidé des femmes syriennes à fabriquer plus de 8.000 sacs fourre-tout destinés à être remis à tous les participants au sommet humanitaire. Sur chacun de ces sacs est écrite l’histoire personnelle de la réfugiée qui l’a confectionné.
« J'avais une belle vie en Syrie, aux côtés de ma famille », raconte l’une. « J’étais heureuse. Malheureusement, tout a changé. Mon fils vit en Europe et mes trois filles sont avec moi à Istanbul. Mon mari est resté en Syrie. Ma fille vient de se faire opérer du dos. La vie est très dure et je me sens seule. Je travaille avec le collectif des femmes pour me donner un peu d’espoir. Cela ne résout aucun de mes problèmes mais cela m’aide à me sentir un tout petit peu mieux. – Rania, 37 ans, mère syrienne aimante ».
Une dizaine de ces femmes, dument badgées et accréditées, sont présentes au sommet, ravies de voir que leurs histoires ont autant d’impact sur les visiteurs. A un moment, elles se rassemblent derrière leur stand et se mettent à chanter en arabe. Une chanson de leur pays, une chanson d’espoir.
(Cet article a été traduit de l’anglais par Roland de Courson à Paris).