Sommet historique en Absurdie
NAYPYIDAW, 27 mai 2014 – L’imposant bâtiment a l’esthétique anonyme de tous les palais des congrès du monde. Mais une fois à l’intérieur, vous vous retrouvez dans une espèce de construction labyrinthique digne d’une gravure de M.C. Escher. Ses multiples portes d’entrée et ses différents filtres de sécurité achèvent de réduire à néant toute probabilité de rencontre avec une source, toute chance de pouvoir poser des questions à l’improviste à un délégué. Bienvenue au centre de conférences de Naypyidaw, l’improbable capitale de la Birmanie qui, en ce mois de mai, accueille son premier sommet international.
Ce 24ème sommet de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est est la dernière occasion en date, pour les généraux birmans devenus politiciens, d’exhiber au monde extérieur les ambitions de leur pays, et de faire connaître leur immense et étrange capitale.
« Grande ville, peu d’habitants », résume ma collègue du bureau de l’AFP à Rangoun, Hla Hla Htay, alors que nous circulons en voiture sur les majestueuses artères totalement vides.
Le contraste ne pourrait être plus extrême avec Rangoun, la vibrante métropole économique du pays, à 400 kilomètres plus au sud, connue pour son architecture coloniale grandiose et décrépite. Bâtie de toutes pièces au milieu de la jungle, longtemps inaccessible aux visiteurs étrangers, dotée, selon les rumeurs, de quartiers réservés aux militaires truffés de bunkers et de souterrains, Naypyidaw (« Demeure des rois » en birman) est une curiosité dans le catalogue des capitales du monde.
En 2005, la junte militaire au pouvoir avait brusquement annoncé que la capitale serait transférée de Rangoun à Naypyidaw, pour des motifs qui n’ont jamais été totalement éclaircis. Certains évoquent la crainte d’une invasion américaine qui aurait poussé les militaires à éloigner la capitale de la côte. D’autres la volonté du généralissime Than Shwe, le chef de la junte, d’imiter les rois précoloniaux birmans qui ne cessaient de changer de capitale. D’autres encore d’obscures raisons astrologiques. Toujours est-il que les fonctionnaires avaient reçu l’ordre d’emménager à Naypyidaw sous 48 heures, alors que la ville n’était même pas encore achevée, sous peine d’emprisonnement.
Naypyidaw n’obéit à aucune des règles conventionnelles en matière d’urbanisme. La métropole est composée de plusieurs secteurs isolés les uns des autres, disposés sans logique apparente et reliés par de gigantesques boulevards de jusqu’à vingt voies de circulation, presque toujours déserts. Les bâtiments officiels fantastiques, démesurés, sont l’équivalent architectural d’un torse en uniforme kaki bardé de décorations. Dans la cambrousse tropicale, Naypyidaw est un parc à thème en perpétuelle basse saison.
Nous sommes ici avec Martin Abbugao, le spécialiste de l’ASEAN à l’AFP et le seul d’entre nous à venir à Naypyidaw pour la première fois. C’est un excellent prétexte pour faire un peu de tourisme. Nous lui montrons le siège aux allures de forteresse du Parti de la solidarité de l’union et du développement, la formation au pouvoir, qui pourrait contenir plus d’une centaine de fois le quartier général plutôt miteux de la chef de l’opposition Aung San Suu Kyi. Nous enchaînons sur Uppatasanti, réplique de la célèbre pagode Shwedagon de Rangoun avec un stupa en or. Malheureusement, nous n’avons pas le temps de visiter le zoo, théâtre il y a peu d’une tragédie ornithologique : huit des dix pingouins qui y vivaient ont péri, apparemment victimes d’une panne de climatisation…
Même s’il est difficile de croire aux chiffres officiels selon lesquels la ville compterait un million d’habitants, il serait faux de dire que la vie humaine n’existe pas à Naypyidaw. Des centaines de fonctionnaires vivent dans un quartier-dortoir qui leur est réservé (les célibataires doivent partager leur chambre) et il existe un marché, un vaste choix de restaurants ainsi que deux centres commerciaux qui grouillent de monde.
Depuis trois ans, la Birmanie est revenue à un régime quasi-civil. Le gouvernement qui a succédé à la junte militaire a conclu des trêves avec quatorze des seize groupes rebelles du pays, et a entamé des réformes politiques et économiques. Les combats continuent par endroits, et l’ouest de la Birmanie est secoué depuis 2012 par de terribles violences confessionnelles entre bouddhistes Rakhines et musulmans Rohingyas. Mais la plupart des sanctions internationales qui pesaient sur le pays ont été levées ou assouplies. Et c’est la première fois que la Birmanie héberge le sommet de l’ASEAN depuis qu’elle est devenue membre de cette organisation il y a dix-sept ans.
La Birmanie a longtemps été le mouton noir de l’Asie et cette grande réunion diplomatique est la première à avoir lieu dans le pays depuis des décennies. De plus, le différend territorial de plus en plus exacerbé entre le Vietnam et la Chine place l’événement dans un contexte intéressant. Mais question communication, les autorités birmanes ont encore quelques progrès à faire. Beaucoup de reporters venus des quatre coins de l’Asie pour suivre la réunion me diront qu’il s’agit-là du sommet de l’ASEAN le moins transparent qu’ils aient couvert.
L’unique fois où le président birman, Thein Sein, accepte de parler devant les médias, c’est pour débiter une allocution-éclair dans la plus pure langue de bois avant de s’éclipser de façon énigmatique sans accepter la moindre question. Impossible d’avoir accès aux délégations : la configuration du centre de conférences l’interdit. Dans la salle de presse dépourvue de fenêtres, les seules informations qui nous parviennent sont celles diffusées par un fonctionnaire birman qui se promène dans les allées en vociférant dans son porte-voix. Au dernier jour, ce porte-parole nous annonce que le communiqué final du sommet ne sera pas publié immédiatement, comme c’est la coutume, mais « plus tard ».
En temps normal, une telle nouvelle aurait soulevé des hurlements d’indignation. Mais après avoir passé deux jours coincés dans ce désert informatif birman, nous l’accueillons presque avec indifférence. Il faut dire aussi que l’annonce, faite uniquement en birman, est incompréhensible pour la majorité des reporters dans la salle...
Mais les habitants du coin, ceux qui ont vu Naypyidaw émerger en quelques années de la jungle, n’ont cure des frustrations des médias. Pendant qu’elle soigne les massifs de fleurs immaculés avec des dizaines d’autres jardiniers, Aye Aye Aung nous raconte qu’elle est ravie. « Je suis contente que ce sommet ait lieu ici parce que comme ça, je peux voir des choses que je n’avais jamais vue avant », dit cette ouvrière de 29 ans qui gagne 2,5 dollars par jour. « J’espère que nos vies s’amélioreront au fur et à mesure que Naypyidaw se développera ».
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Kelly MacNamara est correspondante de l'AFP à Rangoun.