Sommets de fadeur
CHICAGO (Etats-Unis), 30 mai 2012 - Tout a commencé sous une tente. Une très grande tente, certes, avec climatisation, snack-bars bien approvisionnés, tables de travail et coins de repos. Mais tout de même une tente. Dans un champ. A presqu’un kilomètre de l’hôtel de Coolum, sur la côte du Queensland en Australie, où les dirigeants du Commonwealth tenaient un sommet en mars 2002. Frustrés, les journalistes dépêchés sur place pour couvrir ce sommet avaient l’impression que l’hôtel était un mirage chatoyant, loin derrière une verte prairie. En dehors d’une ou deux rencontres soigneusement orchestrées, les journalistes et les leaders politiques étaient résolument tenus à l’écart les uns des autres.
A Chicago, pendant le sommet de l’Otan les 20 et 21 mai, le souvenir de cette tente m’est revenu. De même que celui de tous les palais des congrès stériles et fortifiés que j’ai eu l’occasion de fréquenter lors de toutes les grandes rencontres internationales que j’ai couvertes depuis dix ans.
Le sommet du Commonwealth, qui était initialement prévu en octobre 2001, avait dû être reporté après les attentats du 11 septembre. Depuis cette tragédie, les gouvernements et les organisations internationales ont complètement remis à plat leurs plans et leurs stratégies en matière de sécurité. Et, quelque part en cours de route, les journalistes sont passés du statut de nuisance nécessaire à celui d’ennemis potentiels.
Peut-être pas à tort d’ailleurs. Après tout, deux individus se prétendant reporters avaient bien assassiné le leader de la résistance afghane Ahmad Shah Massoud deux jours avant les attaques du 11 septembre en faisant sauter une caméra piégée.
Dans les faits, cela s’est traduit par un accès de plus en plus restreint des journalistes aux dirigeants politiques et à leur entourage.
A Chicago, le secrétaire général de l’Otan, Anders Fogh Rasmussen, s’est livré à un point de presse quotidien. Le président américain Barack Obama a donné une conférence de presse finale. D’autres os à ronger ont été jetés aux journalistes accrédités. J’ai assisté à presque toutes ces « rencontres » depuis mon ordinateur, en suivant la diffusion en direct. C’était le prix à payer pour prévenir tout retard. Dans le monde instantané des réseaux sociaux, une journaliste d’agence doit être sur le qui-vive, traquer la « petite phrase qui tue » dans un discours et la diffuser sans perdre de temps, de préférence dans la minute où elle est prononcée.
Ces immenses sommets, auxquels participent des milliers de personnes, sont devenus incontestablement plus sûrs pour tout le monde. L’effet pervers, c’est qu’ils renforcent l’impression que les gouvernements ont accru leur contrôle sur les médias, en s’assurant qu’ils relaient seulement le « bon » message, qu’ils ne transmettent que ce qu’on leur jette en pâture.
Je regrette parfois l’époque plus innocente et pas si lointaine. Celle où un bon contact au sein d’une délégation vous refilait sous le manteau le texte provisoire de la déclaration finale du sommet. Ce texte, que tout le monde rêvait de dégoter avant les autres, on ne l’obtenait qu’en travaillant à l’ancienne, en traquant les contacts, en attendant patiemment les gens devant des portes. Etre le premier à l’obtenir, c’était l’honneur suprême.
Pendant un sommet de la francophonie en 1997 à Hanoï, les autorités communistes surveillaient de près les journalistes occidentaux débarqués soudainement dans leur pays dirigé d’une main de fer. Mais j’ai pu serrer la main du président français Jacques Chirac dans un hôtel de luxe, et écouter le Premier ministre canadien Jean Chrétien prononcer un discours passionné contre les attaques contre l’Irak dans l’un des théâtres coloniaux de la ville, décrépits et charmants. Lors d’un sommet de l’Apec à Kuala Lumpur l’année suivante, alors que les manifestations contre l’arrestation de l’homme politique malaisien Anwar Ibrahim faisaient rage dans la rue, nous avons été poussés sur le côté pendant que le vice-président américain Al Gore passait à quelques centimètres de nous, alors qu’il partait prononcer un discours cinglant contre les autorités malaisiennes pour le traitement infligé à Anwar.
Désormais, finies les conversations discrètes dans les couloirs avec les membres des cabinets des chefs d’Etat. Finies les rencontres fortuites avec les dirigeants du monde. Fini le contact visuel avec eux. Fini l’information sur ce qui se passe réellement dans les salles de conférence et dans leurs coulisses.
A Chicago, le parcage des médias a atteint de nouveaux sommets, frisant le surréalisme. Pour gagner le centre de presse depuis notre hôtel, on nous a enfournés dans des autobus après avoir fait renifler nos sacs par des chiens policiers. Nous avons emprunté un réseau d'autoroutes souterraines, qui bordaient des voies de chemin de fer, jusqu'à une porte secondaire du palais des congrès. Je n’ai pas vu un seul des célèbres gratte-ciel de Chicago. Ce n’est qu’au bout d’un jour que je me suis rendue compte que la rencontre entre des dirigeants de l’Otan avait lieu dans le même bâtiment. A un autre étage, auquel presque aucun d’entre nous n’avait accès.
Alors, je suis repartie du sommet de l’Otan en ressentant le goût amer de la manipulation médiatique. Le plus inquiétant c’est d’imaginer que dans seulement quelques années, la conférence de presse-fleuve au cours de laquelle nous avons encore une petite chance de poser de vraies questions (même si, de plus en plus souvent, ces questions doivent être transmises à l’avance aux organisateurs) se transformera peut-être en vidéo conférence pour le plus grand nombre, avec seulement quelques journalistes triés sur le volet autorisés à y assister en chair et en os. Quand ce jour arrivera, je pourrai rester à la maison, éviter de m’enrhumer à cause de la terrible climatisation des palais des congrès, et « couvrir » un sommet de premier ordre depuis le confort de mon living-room. Ainsi j’aurai économisé beaucoup d’heures d’avion et de nuits d’hôtel. Tout cela sera certainement beaucoup plus écologique.
Mais la reporter rebelle qui continue de s’agiter quelque part en moi me crie que les journalistes spécialisés dans la couverture de sommets finiront par constituer, imperceptiblement, le vulgaire instrument d’une sorte de cabinet officieux de relations publiques. Régurgiter déclarations et communiqués n’aide pas les gens à mieux comprendre les tenants et les aboutissants des grands problèmes mondiaux. A Chicago, les leaders de l’Otan ont discuté du retrait total d’Afghanistan des troupes combattantes de l’alliance qui doit intervenir d’ici fin 2014. Mais, en dehors de l’affirmation optimiste que les forces de sécurité afghanes seront prêtes à prendre la relève, peu a été dit sur les difficultés logistiques sur le terrain, ou sur l’insécurité et la peur que ressentent au quotidien de nombreux afghans.
« Au bout du compte, tout va bien se passer » : tel est le message que nous étions supposés relayer de Chicago. Langue de bois des porte-paroles gouvernementaux de bas rang qui, partout à travers la planète, peuplent les centres de conférence sans âme et rêvent d’une presse qui se contente de recopier leurs insipides communiqués.