Chorégraphie de jeunes français et allemands dans le Cimetière national de Douaumont, le 29 mai 2016 (AFP / Frederick Florin)

« Alors, tu vas au concert de Black M ? » 

VERDUN (France) - Quand je suis devenue correspondante en Lorraine, je savais que les commémorations du centenaire de la bataille de Verdun seraient un des temps forts de l'année 2016. Je n'avais pas prévu, par contre, que couvrir cet événement m’amènerait à écouter en boucle Sexion d'Assaut et son chanteur Black M jusqu'à connaître par cœur Sur ma route.

Verdun, c'est une des raisons qui m'ont donné envie de venir travailler ici. En 2016, les commémorations doivent s'étaler sur toute l'année, avec un « grand moment »: la venue le 29 mai du président français François Hollande et de la chancelière allemande Angela Merkel.

Depuis le lancement des célébrations, en février, il y a déjà eu une reconstitution historique à l'aube avec des centaines d'invités aux bois des Caures, détruit par une préparation d’artillerie massive au premier jour de la bataille. Puis une messe dans l'ossuaire de Douaumont. Il y avait eu de la pluie, beaucoup, quelques rhumes, mais ni polémique ni scandale.

Reconstitution historique du bombardement du Bois des Caures, qui avait marqué le début de la bataille de Verdun, le 20 février 2016 (AFP / Jean-Christophe Verhaegen)

L'ambiance est différente à l'approche de la venue d'Hollande et Merkel. Un déplacement pareil, ce sont des programmes qui changent tout le temps, une réunion à la préfecture de la Meuse, des accréditations à solliciter dans tous les sens, des hôtels pleins depuis des mois. Nous discutons des papiers envisagés quand les premiers détails de la journée tombent. Après les hommages traditionnels, un concert sera organisé pour remercier les jeunes et les Verdunois qui ont aidé à l'organisation. C'est le rappeur Black M qui a été choisi pour cette « grande fête » en marge des cérémonies.

Sur le coup, à part un ou deux mauvais jeux de mots sur la chanson Sur ma route, le tube de Black M, ni moi, ni les correspondants locaux avec qui j'ai l'habitude de discuter ne « tiltons » vraiment. Le choix est surprenant, mais le concert de Black M sera, avons-nous compris, organisé par la ville après le départ des chefs d'Etat.

(AFP / Jean-Christophe Verhaegen)

Surtout, pour nous qui nous y rendons souvent, Verdun, ce n'est pas le champ de bataille. Depuis la ville, il faut un bon quart d'heure en voiture pour rejoindre les premières tranchées.

Alors quand, quarante-huit heures après l’annonce, les premiers communiqués du Front national tombent pour demander l'annulation du concert, je suis prise un peu par surprise et je regrette mes lacunes en Sexion d’Assaut. C’est une chanson de 2010, Désolé, qui est fustigée par l'extrême droite et une partie de la droite: Black M y qualifie la France de « pays de kouffars » (mécréants, en arabe). Le numéro deux du Front national Florian Philippot parle de « crachat contre un monument aux morts ».

Le rappeur Black M, ici au Printemps de Bourges en avril 2015 (AFP / Guillaume Souvant)

En quelques heures, le concert fait l'ouverture des journaux, et face aux milliers de tweets agonisant d'injures l'un ou l'autre, il faut essayer de démêler dans quel cadre, exactement, il a été décidé.

Du côté des organisateurs du centenaire, on se renvoie la balle. Impossible de savoir d'où est venue l'idée de faire venir Black M - mais c'est le maire socialiste de Verdun, Samuel Hazard, qui est pointé du doigt par plusieurs sites internet proches de l'extrême droite.

Au bout de deux jours, croulant sous les appels et les insultes, la mairie coupe le standard. C'est à peu près à ce moment-là que le maire arrête de répondre aux textos des journalistes - je dois en avoir une petite dizaine restés sans réponse dans mon téléphone.

Reconstitution de la bataille de Verdun, le 27 mai 2016 (AFP / Jean-Christophe Verhaegen)

La polémique dure depuis lundi. Le jeudi, j'appelle le service de communication de la Mission du centenaire pour savoir s'ils accordent bien 67.000 euros de subvention au concert, comme l'évoquent plusieurs tweets. « On y réfléchit encore », me répond-t-on. Je rappelle trente minutes plus tard: « la subvention ne sera pas versée ».

Je donne l'information dans une dépêche. J'apprendrai plus tard que c'est en la lisant que le maire de Verdun a su que la subvention a sauté. Il annule le concert peu après. Un communiqué invoque des « risques forts de troubles à l’ordre public » et un « déferlement de haine et de racisme ».

Un garde républicain pendant la cérémonie de commémoration à l'Ossuaire de Douaumont, le 29 mai 2016 (AFP / Frederick Florin)

Deux jours plus tard, alors que l'annulation du concert finit par susciter l'indignation de nombreux élus de gauche ou du centre, restés muets jusque-là, et jusqu'au gouvernement, le président de la Mission du centenaire évoque une « regrettable erreur » de communication, et assure que la mission aurait « naturellement accordé une subvention à la ville de Verdun pour ce concert ». J'ai du mal à y croire, mais on ne saura jamais ce qu’il en aurait vraiment été: Samuel Hazard maintient l'annulation et tourne la page. « Ce n'est pas contre vous, mais je ne veux plus en parler », dit-il aux journalistes qui l'interrogent.

Sur ma route dans la tête, je retourne à mes papiers sur la bataille de Verdun. Cela ne fait que six mois que je suis en poste en Lorraine, mais je commence à connaître assez bien le champ de bataille. 

Un blockhaus allemand dans un bois près du fort de Vaux, en mai 2016 (AFP / Jean-Christophe Verhaegen)

C'est un endroit particulier. Quand on marche dans la forêt au sol encore gondolé par le déluge d’obus d’il y a cent ans, on pense forcément aux 80.000 corps qui sont encore enfouis là, aux tranchées dans lesquelles les soldats se sont fait gazer, aux rats: la boucherie de Verdun. Celle qui est parfois un peu oubliée dans les discours officiels en faveur de la réconciliation franco-allemande, aussi scellée sur ces terres.

Je me demande d'ailleurs dans quelle mesure François Hollande et Angela Merkel vont évoquer l'horreur dans leurs discours le 29 mai.

Pour le savoir, il faudra attendre la fin de l'après-midi. A condition de réussir à arriver à Douaumont: l'ossuaire, d'habitude accessible après quelques virages serrés dans la forêt, est devenu ce dimanche une forteresse.

Dès 7 heures, des files de journalistes arrivent au point de contrôle, une zone industrielle en bordure d'autoroute à une bonne dizaine de kilomètres. Nous attendons de monter dans le bus qui nous conduira sous bonne escorte - c'est la première fois que des gendarmes à moto m'ouvrent la route - jusqu'à la nécropole nationale et la salle de presse qui a été installée pour nous.

Je crois que 500 journalistes ont été accrédités pour la journée - pour l'AFP, nous sommes trois journalistes texte - la journaliste en charge de l'Elysée à Paris Sabine Wibaux, un correspondant allemand en poste à Paris Fabian Schlüter et moi-même. Il y a aussi deux reporters vidéo, Chloé Fabre et Julien Sengel, et deux photographes, Frédérick Florin et Jean-Christophe Verhaegen.

François Hollande et Angela Merkel au cimetière allemand de Consenvoye, le 29 mai 2016 (AFP / Jean-Christophe Verhaegen)

De ce que l'on sait, les chefs d'Etat doivent parler après un spectacle chorégraphié par Volker Schlöndorff, auquel 3.400 jeunes français et allemands vont participer. Un grand mystère entoure cette chorégraphie: le dramaturge allemand a bien fait comprendre que rien ne devait filtrer avant le jour J, et on spécule depuis un moment.

Dès 11 heures, les jeunes arrivent à Douaumont. Face à l'ossuaire, un incroyable bâtiment financé dans les années 1920 par les anciens combattants, s'étend la nécropole nationale: une vaste pelouse piquée de milliers de croix blanches. Dans l'ossuaire reposent les restes de 130.000 soldats des deux camps.

Chorégraphie dans le Cimetière national face à l'Ossuaire de Douaumont, le 29 mai (AFP / Frederick Florin)

Après cinq heures à attendre en s'abritant tant bien que mal de la pluie, c'est à eux: de chaque côté de la nécropole, ils arrivent en courant au son des Tambours du Bronx. Dans l'allée centrale, certains imitent des corps à corps, avant que la mort, un figurant monté sur d'immense échasses, n'arrive et qu'ils s'écroulent sur l'herbe.

J'assiste à la chorégraphie depuis la salle de presse: avec mes collègues, nous sommes restés pour être sûrs de ne rien rater des discours. Les nombreuses chaînes de télé qui sont là retransmettent les images des jeunes, en T-shirt colorés, qui courent à travers la nécropole. Mon collègue photographe Jean-Christophe Verhaegen, lui, est posté juste au bord de la pelouse pendant la chorégraphie. Il ne peut pas tout voir, le dispositif a surtout été pensé pour les télés, mais il entend tout.

(AFP / Frederick Florin)

« J'ai trouvé ça bien », me dit-il alors que l'on débriefe la journée. « Je suis habitué à voir ce lieu vide, très calme. Là, j'ai trouvé ça beau de voir cette foule qui surgissait, qui envahissait la nécropole ».

Mais quelques heures plus tard, les critiques fleurissent sur les réseaux sociaux.

Les leaders du Front national Marine Le Pen et Florian Philippot fustigent l'idée de faire courir les jeunes. « Vraiment indécent » ce « jogging au milieu des tombes », tweete la président du FN. Eric Ciotti et Valérie Debord, du parti de droite Les Républicains, se disent eux aussi choqués.

J'en parle avec mes collègues qui étaient dehors. Je me demande si c'est parce que j'étais à l'intérieur que je n'ai pas vu de « profanation » dans la chorégraphie.

« Je n'ai pas été choqué. Quand on fait des photos on marche sur ces lieux là, mais ce n'est pas parce qu'on marche là qu'on ne respecte pas. On a conscience qu'on est peut-être en train de marcher à l’emplacement d'une tombe, comme quand on marche dans la forêt de Verdun », m'explique Jean-Christophe, qui a couvert des dizaines de cérémonies à Douaumont.

Notre absence d’indignation face à ces jeunes courant parmi les croix s’explique-t-elle par le fait que nous venions ici souvent ? Je ne sais pas. Mais les journalistes parisiens n’ont pas eu l’air choqués non plus…

C'était peut-être maladroit, comme il était peut-être maladroit d'inviter Black M le 29 mai. C'était probablement sous-estimer la place qu’occupe encore un siècle plus tard dans la mémoire nationale la bataille de Verdun, qui fit plus de 300.000 morts de février à décembre 1916.

Reconstitution de la bataille de Verdun, le 28 mai 2016 à Haudainville (AFP / Jean-Christophe Verhaegen)

Mais au final, je trouve que les jeunes ont bien joué le jeu. J'en avais interviewé quelque uns le vendredi, alors qu'ils se préparaient entre répétitions et ateliers sur l'histoire de la première guerre mondiale. « On a lu des témoignages de soldats. Ils se ressemblaient tellement, les Français et les Allemands », m'avait expliqué Amélie, encore un peu choquée que des jeunes pas beaucoup plus vieux qu'elle soient partis dans les tranchés. Beaucoup m'avaient parlé de leur arrière-grand-père ou arrière-arrière-grand-père qui avait fait Verdun, et j'imagine qu'ils y ont pensé sur le moment.

Pour en être sûre, j'ai regardé les photos de Jean-Christophe: j'y vois des visages concentrés.

Un jeune, ému, a d'ailleurs montré une image de son aïeul à François Hollande. Il avait été gazé dans les tranchées. Après deux semaines de polémiques, j'espère que c'est ce moment qui restera.

Hollande et Merkel félicitent les participants à la chorégraphie (AFP / Jean-Christophe Verhaegen)
Camille Bouissou