En attendant l'ouverture de la barrière
POSTE FRONTIÈRE DE BAB AL-SALAMA (Syrie), 11 février 2016 – Ils ont saisi quelques affaires et ils ont couru jusqu’ici. Et maintenant ils attendent l’ouverture de la barrière.
C’est fou de voir des choses pareilles se produire encore au bout de cinq ans. Cinq ans que la Syrie est déchirée par cette guerre civile. Et aujourd’hui voilà encore des dizaines de milliers de personnes qui laissent toute leur vie derrière elles pour se masser à la frontière turque, alors qu’elles avaient jusqu’à présent réussi à résister à tout. Cette fois, les réfugiés fuient l’offensive du régime syrien et de ses alliés sur Alep et la région environnante.
La Turquie accueille déjà plus de deux millions et demi de réfugiés et elle maintient fermée sa frontière avec la Syrie. Alors pour le moment, tous ces gens attendent patiemment face à la grille. Ce sont pour l’essentiel des femmes et des enfants. Les agences humanitaires venues de Turquie peuvent faire de brefs sauts en Syrie pour distribuer des tentes, des couvertures et des vivres. Je peux moi aussi franchir de temps en temps la frontière pour rencontrer les déplacés pendant quelques heures.
Cela fait cinq ans que je photographie le conflit syrien, et celui-ci est entré dans un tournant décisif. L’aviation russe et les forces du régime bombardent massivement Alep, où les rebelles sont désormais encerclés dans les quartiers Est. Les forces pro-Assad tentent aussi de reprendre la route principale qui relie cette ville à la frontière turque, et qui avait été conquise par la rébellion au début de la guerre. Si tous les bastions rebelles tombent, un immense exode se produira. C’est une marée humaine qui déferlera sur la frontière. Les combattants rebelles viendront ici. Leurs familles viendront ici. La Turquie craint que cette vague atteigne, au pire, 600.000 personnes.
Passage en force
Et s’ils arrivent ici et que la Turquie n’ouvre pas la barrière, alors ils se masseront tout le long de la clôture et ils passeront en force, comme ils l’ont déjà fait avant.
J’étais déjà venu à la frontière en juin, pendant une bataille entre les forces kurdes et les jihadistes de l’Etat islamique pour le contrôle du village de Tal Abyad. Au plus fort des combats, des milliers de personnes avaient brusquement surgi de derrière une colline, s’étaient précipitées vers la frontière et avaient forcé le grillage. Tout cela s’était produit en quelques minutes à peine.
Ils ne pourront tout de même pas leur tirer dessus !
Et je sens que c’est exactement ce qui va se produire à nouveau si tout le monde arrive ici et que la Turquie persiste à refuser d’ouvrir la frontière. Coûte que coûte, ils entreront.
Entre juin et maintenant, la situation est assez différente. En juin, les gens fuyaient à toutes jambes des combats acharnés qui se livraient juste derrière eux, mus par la seule volonté de survivre. Cette bataille finie, beaucoup étaient rentrés dans leur village. Maintenant, les combats sont un peu plus lointains, et c’est surtout le basculement des forces en présence qui fait courir ces réfugiés. Et si des centaines de milliers de désespérés se massent derrière la barrière et que la Turquie refuse de l’ouvrir, ils prendront la frontière d’assaut et il n’y aura aucun moyen de les retenir. Les Turcs ne pourront tout de même pas leur tirer dessus !
C’est bondé du côté syrien de la frontière en ce moment. Vraiment bondé. Les gens arrivent à moto, en voiture, à pied. « Quand est-ce qu’ils vont ouvrir la barrière ? » n’arrêtent-ils pas de me demander.
Ils sont épuisés, effrayés, tristes. Très tristes. Auparavant, quand je venais à la frontière pour prendre des photos, je finissais toujours par tomber sur quelques réfugiés qui riaient ou qui plaisantaient. Cette fois, il n’y a que des gens tristes. Les seuls qui sourient encore parfois, ce sont les enfants.
Et des enfants, il y en a partout. Chaque famille compte deux ou trois enfants. L’endroit pullule littéralement d’enfants. Les voir dans cette situation, cela brise le cœur.
Vous ne pouvez pas imaginer les conditions dans lesquelles vivent tous ces gens. C’est une surpopulation extrême, une odeur à mi-chemin entre les WC et la décharge publique. Quand il pleut, l’endroit se transforme en gigantesque mare de boue. Je suis sûr que des tas de gens tombent malades. C’est totalement insalubre.
Si la Russie et le régime gagnent la bataille et que tous ces malheureux sont poussés vers la Turquie, je parie qu’ils poursuivront leur chemin jusqu’en Europe. Depuis cinq ans, ils ont la possibilité de se réfugier en Turquie et ils ne l’ont pas fait, alors je ne pense pas qu’ils s’arrêteront en si bon chemin s’ils doivent fuir leur pays pour de bon. Ce printemps et cet été, une nouvelle vague de réfugiés va se diriger vers l'Europe, gigantesque. La Turquie est pressée de les contenir, mais elle ne pourra pas les arrêter. La vague sera tout simplement trop forte.
Bülent Kiliç est un photographe de l’AFP basé à Istanbul. Suivez-le sur Twitter (@Kilicbil). Cet article a été écrit avec Yana Dlugy et traduit de l’anglais par Roland de Courson à Paris (lire la version originale).