Discipline dans le chaos de Rio
RIO DE JANEIRO, 12 février 2016 – En portugais, déguisement et fantaisie se traduisent par un seul et même mot : « fantasia ». Et au carnaval de Rio, on ne met pas très longtemps à comprendre pourquoi.
Une escouade de théières qui dansent la samba derrière un groupe de livres qui chantent. Des Morts qui swinguent en agitant leurs faux sur un rythme parfait. Des femmes presque nues aux jambes interminables, recouvertes de paillettes d’or qui scintillent, aux dos ornés d’énormes ailes d’oiseau. Et tout à coup un type vêtu d’un simple T-shirt qui porte le mot « DISCIPLINA ». Tiens donc…
Voilà un mot qui a première vue n’a pas vraiment sa place au Brésil. De la fantaisie oui. Mais de la discipline ?
Voici un pays où le désordre au sein du gouvernement et du parlement atteint des proportions presque comiques, où l’entreprise la plus emblématique du pays, le géant pétrolier Petrobras, est agitée par des scandales de corruption gargantuesques, où la vie est un chaos de tous les jours. Essayez un peu de monter votre société dans ce pays qui, dans un classement de la Banque mondiale, figure au 116ème rang de la facilité à y faire des affaires, derrière le Ghana et le Lesotho. Ou tentez tout simplement de faire réparer une porte cassée dans un appartement. Voilà trois mois que nous téléphonons et que nous envoyons des mails à notre propriétaire et à son gérant, sans succès. Le Brésil, « on adore, mais pour en profiter pleinement on doit bannir le mot efficacité de son vocabulaire », aime à dire ma femme.
C’est dire si Paulo Roberto, l’homme au T-shirt « DISCIPLINA », m’a ouvert les yeux sur un aspect totalement différent et inattendu de ce pays pour le moins déroutant.
Anonymes dans le glamour du défilé samba, Roberto et son équipe sont investis de l’humble tâche consistant à s’assurer que tous les participants sont présents là où ils doivent être et que chacun sait ce qu’il doit faire. « Nous sommes comme des guides », m’explique-t-il.
Il se trouve que cette mission mobilise énormément de travailleurs. En observant plus attentivement cette marée d’exubérance humaine qu’est la parade, je commence à remarquer que ces gardiens de l’ordre sont partout. Ils ne sont jamais déguisés, et s’activent sur les côtés en aboyant des ordres. Ils remettent les participants en rang et repoussent parfois les spectateurs qui envahissent le chemin. Autrement dit, ils s’assurent que les Brésiliens, dans le plus Brésilien des événements, se comportent, euh… disons un peu moins comme des Brésiliens…
Chaque groupe – ou « école » – de samba compte des milliers de danseurs en costumes délirants, des centaines de joueurs de tambour qui doivent garder le rythme, et une demi-douzaine de chars habituellement poussés par une équipe masculine enthousiaste et chantante. Non seulement la logistique est compliquée, mais il n’y a aucune répétition en costume comme c’est le cas pour les pièces de théâtre. Les danseurs et les tambourineurs répètent pendant presque un an, mais la première fois qu’ils se rassemblent dans leurs costumes exubérants et qu’ils s’alignent avec les chars, c’est juste avant la grande parade.
Paulo Lapa, un des coordinateurs de l’école de samba Vila Isabel, raconte que les préparatifs de dernière minute sont de loin la phase la plus difficile. Mais son collègue Leonardo Sardou, qui dirige un des chars de la bande, ajoute que ça marche car tout le monde collabore. « Il y a environ 5.000 personnes impliquées et comme tout le monde a le même but, personne n’agit seul dans son coin », explique-t-il.
Face à ce spectacle extraordinaire, à ce mélange de folie et de précision quasi-militaire, je me pose inévitablement des questions. Pourquoi, au Brésil, le gouvernement, les capitaines d’industrie, la police et les autres institutions ne prennent-ils pas exemple des écoles de samba ? Ou mieux : pourquoi ne pas confier entièrement les rênes du Brésil à des gens comme Roberto, qui savent à la fois s’amuser et faire en sorte que les choses soient bien faites ?
Mais bon, tout ça, c’est de la fantaisie…
Sebastian Smith est journaliste au bureau de l’AFP à Rio de Janeiro. Suivez-le sur Twitter (@SebastianAFP). Cet article a été traduit de l’anglais par Roland de Courson (lire la version originale).