Le faux Vinci ou l'éloge de la prudence

Paris -- Mardi 22 novembre, 16H12, au « pool central » du Reportage Economique: un communiqué de Vinci tombe dans la boîte mail du service, et fait sursauter plusieurs d’entre nous.

Voici son histoire, dont la morale est qu’il vaut mieux avoir raison avec du retard, même d’un quart d’heure, qu’être premier avec une fausse nouvelle. Surtout quand elle peut couler un titre en bourse.

Dans une salle de marché, à Paris. (AFP / Bertrand Guay)

A première vue, le communiqué a tout de la communication habituelle du groupe de BTP et concessions autoroutières. Mais son contenu est explosif. On y parle de « révision des comptes consolidés », de « transferts irréguliers » pour plus de 3 milliards d’euros, du licenciement du directeur financier, et d’un Pdg évoquant une «équipe de direction très choquée ».

Pire, ce groupe aux résultats florissants, titre phare de la Bourse de Paris, se dit plombé par « une perte nette, pour 2015 et pour le premier semestre 2016 ».

Bref il y a une énorme annonce dans ce communiqué. De celle qui fait bouger tout un marché. Le pool central est en émoi ! 

Ce pool central, c’est un peu la tour de guet du Reportage Eco.

Elle y voit passer jusqu’à 500 communiqués par jour. Cinq reporters, des vigies toujours sur le qui-vive,  y alternent les permanences de 7H00 à 21H00. Ils sont encadrés par un chef, chargé de décider quels évènements suivre, et de relire les articles de la trentaine de reporters spécialisés du Service Eco. 

A la bourse de Francfort, 8 août 2011. (AFP / Daniel Roland)

Au pool central de trier, décortiquer et traiter les communiqués, au besoin en appelant les « communicants » qui les ont rédigés pour obtenir des précisions. Tout cela quand les rubricards (des reporters organisés en pools de 3 ou 4 personnes, spécialisés dans les transports, les technologies, l’agriculture, la bourse, la finance, le commerce/distribution, l’hôtellerie/restauration/ tourisme/luxe, l’industrie et l’énergie, et bien sûr la macroéconomie, etc..), ne sont pas là ou sont trop occupés pour s’en charger.

Le communiqué Vinci, donc.

Avec l’un de mes adjoints, Frédéric Pouchot, nous essayons, en faisant de grands signes, d’attirer l’attention de la rubricarde immobilier/construction, qui est plongée dans une interview visiblement longue et compliquée.

Une reporter du pool Bourse annonce alors que la cotation du titre Vinci est suspendue, après un plongeon de plus de 18%. Six milliards d’euros de capitalisation boursière viennent de s’évaporer en quelques minutes. Tout cela est virtuel, et Vinci n’a rien perdu dans l’histoire. Mais les investisseurs qui détenaient des titres et les ont vendus pendant cette chute éclair vont se retrouver avec de gros trous dans leurs caisses.

A la bourse de New York, le 4 août 2011. (AFP / Stan Honda)

Le problème, c’est que nous avons toujours le communiqué en main, alors que ses « infos » sont déjà reprises par des comptes twitter spécialisés dans l’information financière.

Pire, la reporter du pool Bourse constate sur la console de l’agence Bloomberg, une référence mondiale en matière d’informations financières, que cette dernière a envoyé une série d’alertes reprenant ces mêmes « infos ».

Si elles sont vraies, alors nous accusons un vrai retard. L’adrénaline monte vite. Vinci est un géant du CAC 40, l’indice boursier des quarante plus grandes entreprises cotées à Paris. Il y pèse plus de 30 milliards d’euros, et nos clients comptent sur nous pour être très rapides si une société de cette taille révise son bilan comptable.

Un chantier du groupe Vinci, à Paris, le 19 janvier 2016. (AFP / Thomas Samson)

Un passage du communiqué me titille : on parle de fonds qui seraient passés « des dépenses d’exploitation vers le bilan ». Sans être férue de comptabilité, cela me paraît bizarre. Pour dissiper de tels doutes, les rédacteurs du communiqué y précisent que les opérations ont été effectuées « en dehors de tous principes comptables reconnus ».

Frédéric partage mes interrogations. Il trouve quant à lui les phrases très alambiquées. Comment formuler tout cela dans une alerte, le type de dépêche urgente qui tient en une phrase?

Et puis il y a l’adresse mail de l’expéditeur, « vinci.group », qui nous interroge aussi.

Dans la salle du London Metal Exchange, à Londres, le 18 février 2016. (AFP / Leon Neal)

La conclusion s’impose : la rubricarde, qui suit l’actualité du groupe Vinci et connaît leur façon de communiquer, doit tirer l’affaire au clair.

Elle cherche à joindre le porte-parole de Vinci, avec le numéro qu’elle utilise d’habitude. Le communiqué porte ce même nom, mais avec un autre numéro de portable.

Ces minutes d’attente nous paraissent interminables. Un peu plus de huit seulement se sont écoulées depuis que nous avons reçu le communiqué. 

La bourse de New York, à l'heure de la clôture, le 6 octobre 2008. (AFP / Timothy A. Clary)

Il doit être 16H20 et des poussières, et la rubricarde crie: « ils ont été hackés, c’est le porte-parole qui me le dit ».

Presqu’au même moment, le pool Bourse, alerté via la messagerie interne par un de nos correspondants économiques à Londres, signale que Bloomberg tweete les corrections de ses alertes Vinci.

Nous poussons tous un grand soupir de soulagement… 

Pendant qu'une journaliste contacte l’Autorité des marchés financiers, -le gendarme de la bourse-, notre première dépêche sur le faux communiqué est diffusée dans la foulée.

Sans attendre le démenti officiel que nous promet Vinci et qui ne nous parviendra qu’à 17H00 passées.

Frédéric s’apercevra ensuite que le site internet de Vinci vers lequel renvoyait le faux communiqué ressemblait fort au vrai, sans lui être identique.

La page web restera consultable toute la soirée. Comme un pied de nez aux investisseurs et journalistes, mais aussi aux robots automatisés de certains sites d’information qui ont repris telles quelles ses fausses informations.

Le lendemain mercredi, nous revenons sur l’affaire dans un papier d’analyse, après avoir interrogé des experts et une série d’entreprises du CAC 40.

Rebecca Frasquet et Vanessa Carronnier y exposent à quel point une telle fraude semble imparable: ses auteurs n’ont eu qu’à déposer un nom de domaine (vinci.group), créer un site et une adresse électronique, et doter un complice d’un téléphone portable. Car selon d’autres médias, une personne se faisant passer pour le porte-parole répondait aux appels sur le numéro figurant en bas du faux communiqué.

Pour tous les experts, les coupables n’ont rien de hackers de haut-vol. Ils n'ont visé aucun système de leur cible. Ce sont plutôt des « faussaires aux méthodes artisanales ».

« Un email, un numéro de portable, Photoshop (un logiciel de retouche photo), et le tour est joué », nous dira le porte-parole d’un grand groupe .

Un écran montre des sites internet douteux de marchés de devises, sous surveillance de l'Autorité des marchés financiers, à Paris, le 20 juin 2014. (AFP / Eric Piermont)

Nous apprendrons le lendemain que la chance nous a  aussi souri, parce que le faux communiqué est arrivé chez bon nombre de concurrents, dont Bloomberg, à 16H05, soit 7 minutes avant que nous ne le recevions.

Si une affaire d'une telle ampleur est inédite en France, Vinci n'est pas la première entreprise à subir ce genre de mésaventure.

Les motivations du « canular » restent un mystère.

Le parquet national financier a ouvert une enquête préliminaire sur des soupçons de "diffusion d'informations fausses ou trompeuses de nature à agir sur les cours". Des escrocs auraient pu, par exemple, en tirer profit en jouant le titre à la baisse.

A Times Square, à New York, un bandeau annonce la chute des marchés. 7 octobre 2008. (AFP / Timothy A. Clary)

Autre piste, celle de groupes cherchant à dénoncer la responsabilité environnementale ou sociétale de grands groupes, -en utilisant par exemple de faux aveux de leurs dirigeants-, mais pas à les déstabiliser en bourse.

Aux Etats-Unis, les « Yes Men », une organisation spécialisée dans la production de fausses nouvelles, a ciblé des multinationales, en particulier pétrolières.

En 2010, le géant américain Chevron a été victime d'un canular très sophistiqué, avec une campagne publicitaire détournée et faisant croire qu'il endossait la responsabilité de plusieurs catastrophes environnementales.

En 2011, c’était au tour du conglomérat industriel américain GE, -accusé à l'époque de bénéficier de faveurs fiscales indues-, d’être visé par un faux communiqué des Yes Men, annonçant qu'il allait restituer 3,2 milliards de dollars au fisc.

Ces derniers étaient allés jusqu'à organiser une fausse conférence de presse à Washington, en se faisant passer pour des représentants de la Chambre de commerce, jusqu'à ce qu'un membre de la vraie Chambre débarque et dévoile le pot-aux-roses.

La mésaventure de Vinci nous a conduits à renforcer nos procédures pour éviter de tels pièges.

Les règles, souvent de simple bons sens, sont rassemblées dans un vade-mecum largement diffusé en interne. Je peux en livrer quelques-unes ici, mais nous préférons garder certaines astuces pour nous, et pour nos clients qui souhaiteraient les connaître. 

Ne pas se précipiter, vérifier et consulter autour de soi: plus c’est gros, plus il faut douter. Et si c’est trop beau, -avec des informations importantes que les « communicants » s’évertuent d’ordinaire à masquer-, ça l’est aussi pour être vrai. Autre chose, ne pas s’emballer, avertit un interlocuteur chez EDF, car les fausses nouvelles ont toujours existé mais ce qui a changé, c’est « l'accélération de la diffusion de l’information ». Et puis…

Chercher les signaux d’alarme et « indices d’authenticité »: contrôler d’où viennent les mails, à qui ils sont adressés, observer à quelle heure tombe une annonce à fortes implications financières, et ainsi de suite…

Vérifier sur le site officiel Info-financière, qui regroupe les communiqués réglementés des groupes cotés en France, mais pas seulement… 

Surveiller de très près les tweets certifiés des entreprises, mais sans oublier l’importance du contact personnel. Car pour nous, la règle est aussi d’avoir une source directe. Si un grand groupe n’appelle pas ses interlocuteurs habituels avant une grosse annonce, qui plus est au beau milieu d’une séance boursière, cela doit nous mettre la puce à l’oreille.

Une salle de bourse à Sao Paulo, Brésil, le 23 octobre 2008. (AFP / Mauricio Lima)

Et donc…

La prudence doit être la règle. Le travail collectif aussi.

En gardant constamment à l’esprit ce qu’un groupe du CAC 40 nous a dit, en forme de compliment:

« Les médias professionnels, qui connaissent leurs sources, qui vérifient leurs infos, qui privilégient l’authenticité à la rapidité, et pour qui l’info n’est pas une course de vitesse, ont encore un rôle essentiel à jouer ».

Je ne saurais trouver de meilleure conclusion. 

 

Françoise Kadri