Une enfant attend que des marchands d'eau ouvrent le robinet dans le bidonville de Kibera, à Nairobi, le 10 décembre 2003 (AFP / Marco Longari)

La petite fille sur la photo

JOHANNESBURG, 15 mai 2014 – On était en décembre 2003 et je réalisais un reportage dans le quartier de Kibera, à Nairobi. Je recherchais des illustrations sur un grave problème auquel sont confrontés des centaines de millions de personnes dans le monde, et qui est particulièrement criant dans ce bidonville de la capitale kenyanne : l’accès à l’eau potable.

Je déambulais dans les rues boueuses, parcourues par des tuyaux en caoutchouc troués qui serpentaient à travers le quartier en aspirant toute la poussière et les microbes qui traînaient par terre. Et puis j’avais aperçu cette petite fille qui attendait près d’un robinet fermé par un cadenas. Elle attendait que quelqu’un arrive avec la clé pour pouvoir remplir ses bidons.

C’était une photo fantastique. Je me suis dépêché de la prendre. Elle illustrait de façon idéale le sujet sur lequel je travaillais. Pendant un bref instant, mes yeux et ceux de la petite fille se sont retrouvés dans la même ligne de mire. Cela nous arrive très souvent à nous, photographes: pendant une fraction de seconde, notre regard et celui de notre sujet se rencontrent, nos vies se croisent, et puis chacun reprend son chemin et on n’entend plus jamais parler l’un de l’autre.

Dans le bidonville de Kibera, à Nairobi, le 10 décembre 2003 (AFP / Marco Longari)

Une semaine plus tard, je reçois le mail d’un parfait inconnu appelé Duncan Goose. Il me raconte qu’il a vu ma photo dans le journal The Guardian, et que tout à coup cela lui a donné envie de tout plaquer pour se lancer dans l’action humanitaire. Il veut se concentrer sur les problèmes d’accès à l’eau potable dans les pays pauvres. Il a l’air vraiment bouleversé par cette image en particulier. Je demande au siège de l’AFP à Paris l’autorisation pour Duncan d’utiliser ma photo pour son travail. Accordée.

Duncan est un ancien directeur dans un cabinet de communication à Londres. Il vient de passer deux ans à faire de la moto à travers le monde et n’a aucune expérience dans l’humanitaire. Deux ans plus tard, je reçois un nouvel email de lui. Entretemps, il a monté une organisation philanthropique, appelée One Foundation. C’est une marque d’eau minérale qui emploie tous ses bénéfices à l’amélioration de l’accès à l’eau potable dans les pays d’Afrique.

Un stand de vente d'eau dans le bidonville de Kibera, le 10 décembre 2003 (AFP / Marco Longari)

Nous restons épisodiquement en contact. Finalement, l’an dernier, Duncan m’envoie un autre message. Il m’annonce que cela va bientôt faire dix ans que j’ai pris la fameuse photo qui a changé sa vie et qui lui a fait trouver sa voie. Depuis, il a réussi à lever dix millions de livres (12,2 millions d’euros) pour son projet qui a transformé l’existence de centaines de milliers de personnes.

Et en plus, il a réussi à retrouver la petite fille sur la photo.

Je tombe des nues. Il m’explique comment il s’est débrouillé pour mettre la main sur Ann Njeri Kibuki, maintenant âgée de quinze ans.

C’est un récit fascinant. Pendant des jours, Duncan et le réalisateur Toby Richards ont sillonné de fond en comble le bidonville de Kibera en montrant la photo de la petite fille à tous ceux qui croisaient leur chemin. Après avoir suivi plusieurs fausses pistes, ils l’ont finalement retrouvée dans la région rurale d’Enbu, à trois heures de route de Nairobi.

Duncan et son équipe ont même fait appel à un expert en reconnaissance faciale, qui a été capable de certifier qu’Ann et la petite fille sur ma photo sont bien une seule et même personne.

En mars dernier, je retourne au Kenya. J’y rencontre Duncan et son équipe. Et Ann.

Le photographe de l'AFP Marco Longari (à gauche), Ann Njeri Kibuki et Duncan Goose (photo: Toby Richards)

Bien sûr, je suis très heureux de la voir. Mais son histoire à elle est loin d’être heureuse. Sa mère est morte noyée peu de temps auparavant et le mois suivant, son père est également décédé. Ann a été adoptée par ses oncle et tante, mais son frère et sa sœur continuent à vivre dans un orphelinat.

Sur le plan personnel, m’introduire ainsi dans la vie de quelqu’un d’autre est une expérience bouleversante. Dans l’immense majorité des cas, un photographe ne s’intéresse à la vie d’une autre personne qu’un bref instant. Même s’il se sent profondément concerné par la cause de ceux qu’il photographie, il n’y a qu’une seule chose qu’il puisse faire pour leur venir en aide : prendre la photo. Ensuite, il doit passer à autre chose.

La plupart du temps, dans ce type de reportage, on ne voit son sujet qu’une seule fois. Il n’est pas question de le retrouver par la suite. Ce n’est pas parce que vous ne vous souciez pas de lui, c’est parce que les choses sont faites ainsi. Vous n’avez pas le temps, vous poursuivez votre chemin.

Revoir la petite fille sur la photo a été une expérience qui a défié la réalité. Pour moi, c’était comme un don du ciel. Les gens de la One Foundation et moi-même ne perdrons pas contact avec Ann. L'ONG a créé un fonds spécial, qui a déjà levé 20.000 livres, pour financer ses études et permettre aux parents adoptifs d'Ann d'aller vivre dans un logement plus grand que le deux pièces dans lequel ils habitent actuellement, ce qui permettra au petit frère et à la petite sœur de la jeune fille de venir vivre avec le reste de la famille.

Le documentaire vidéo de One Difference (en anglais) :

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Marco Longari est un photojournaliste de l'AFP basé à Johannesburg.

Marco Longari