Carnaval de Zambo, Tripoli, Liban, 26 février 2017 (AFP / Patrick Baz)

Libérer la parole

 Paris -- Patrick Baz, photographe basé à Beyrouth, âgé de 54 ans, et moi-même, journaliste au desk web et mobile à Paris, de neuf ans sa cadette, avons à première vue peu de points communs.

Pendant près de trente ans, Patrick a couvert certains des plus grands conflits de la planète.

Ancien responsable photo pour le Moyen Orient et l’Afrique du Nord, il a également fondé le desk photo de l'AFP pour cette région.

J’ai été principalement journaliste en province et à Tokyo. Si j’ai couvert des affaires criminelles et des catastrophes qui m’ont marquées, mon expérience n’a rien à voir avec la sienne.

Et pourtant nous partageons quelque chose: l’état de stress post-traumatique (ESPT), acquis dans un cadre professionnel.

Un soldat américain fouille un civil irakien, Baqouba, Irak, 23 février 2008. (AFP / Patrick Baz)

L’ESPT est un ensemble de symptômes apparaissant quelques semaines après un évènement où l’individu voit son intégrité physique et/ou psychique (ou celle de son entourage) menacée ou effectivement atteinte. Sur le moment un sentiment d’horreur, une peur intense ou un sentiment d’impuissance sont ressentis. Parfois l’ESPT peut être retardé, et n’apparaitre que quelques mois, voire des années, plus tard, explique Olivia Hicks, médecin du travail à l’AFP.

Ces troubles sont dus à des atteintes psychiques, mais également à des atteintes neurologiques et à des dysfonctionnements neurobiologiques et endocriniens majeurs. S'ils ne sont pas pris en charge spécifiquement, ils peuvent se chroniciser, durer de nombreuses années, voire toute une vie et s'accompagner de nombreuses pathologies (psychiatriques, cardio-vasculaires, endocriniennes, immunitaires, digestives, addictives, etc.) (Anda, 2006 ; MacFarlane, 2010).

L'état de stress post traumatique se définit depuis 1980 par des symptômes d'intrusion (mémoire traumatique : réminiscences, flash-back, cauchemars), d’évitement et d'hyperactivité neuro-végétative, souligne le Dr Muriel Salmona, psychiatre spécialiste du psycho-traumatisme.

Rebelle libyen, près d'Ajdabiya, 22 mars 2011. (AFP / Patrick Baz)

Chez les journalistes, malgré de récentes prises de conscience, le sujet reste relativement tabou.

« La profession a beaucoup de retard sur cette question. Le grand reportage était traditionnellement réservé aux hommes qui ne doivent pas dire qu’ils souffrent. Quant aux femmes, elles ne peuvent pas le dire non plus car certains leur rappelleraient que ce sont des fragilités féminines », dit Matthieu Mabin, grand reporter à France 24, qui a créé le Centre de formation au reportage en zones dangereuses.

Après l'attaque terroriste au Bataclan, 13 novembre 2015. (AFP / Kenzo Tribouillard)

Le traumatisme psychique peut aussi affecter quelqu’un qui n’a pas été la victime directe d’un attentat ou d’une catastrophe. On parle alors de « traumatismes vicariants », explique le Dr Salmona.

Ils touchent notamment les soignants ou les forces de police qui interviennent sur des scènes d’attentats ou autres.

Ces professionnels, dont le métier est de venir en aide, ont souvent beaucoup de mal à reconnaître et à soigner les troubles psychiques qui les affectent.

Les journalistes peuvent eux aussi en être victimes.

Selon le Dart center for journalism and trauma, basé à l’université de Columbia, la profession ne compte qu’un « faible taux » d’ESPT. Mais une « minorité significative » de journalistes, récemment en augmentation, souffre de ce syndrome et de problèmes psychologiques à long terme.

Il y a quelques mois encore, j’étais incapable d’admettre avoir été durablement affectée par seulement neuf jours de couverture du tsunami au Japon en mars 2011. C’est en libérant ma parole auprès du Dr Hicks, sous l’incitation d’une collègue et amie, que j’ai enfin accepté les choses.

Une version longue (18') de cette interview est disponible en se rendant à la fin de ce billet de blog
ou en cliquant ici.

Auparavant, j’étais dans le déni, la honte, la culpabilité et l’évitement qui au lieu d’arranger les choses les ont cristallisés. « Le déni n’est pas un facteur de résilience car le blessé reste crispé sur son trauma comme un abcès dans l’âme », écrit Boris Cyrulnik dans « Mourir de dire » (Ed Odile Jacob).

Patrick Baz le reconnaît, il est plus aisé pour un baroudeur de son calibre de parler de ce sujet, d’autant que les reporters de guerre sont davantage touchés par l’ESPT que l’ensemble de la profession. Après une longue carrière de ce type, confrères et collègues peuvent trouver cela « normal ». Normal qu’en 2014, alors qu’il devait partir pour Gaza, Patrick n’ait pas pu faire sa valise, restée grande ouverte à son domicile.

C’est la mort dans l’âme, qu’il a écrit un mail à ses collègues pour dire qu’il renonçait. Il s’est ensuite effondré, restant prostré « dans son canapé ». C’était « la couverture de trop ». Plus tard, lui a été diagnostiqué un ESPT. Patrick raconte que c’est un assaut -- « en fait, une véritable boucherie » -- en Lybie en 2011 qui a déclenché ses troubles.

Une version longue (18') de cette interview est disponible en se rendant à la fin de ce billet de blog
 ou en cliquant ici.

De mon côté, mon parcours plus hexagonal m’a amené à couvrir de multiples faits divers sordides ou catastrophes, qui peuvent aussi déclencher des ESPT, et que j’ai enfouis comme nombre d’entre nous jusqu’à ma mission au Japon.

Qu’est-ce qui explique que ce fut pour moi la couverture de trop? Peut-être l’impact intime de l’évènement, étant d’origine japonaise par mon père. Mais aussi une peur extrême de la catastrophe nucléaire sur place, qui m’a amenée à un point de rupture.

Après le tsunami, à Sendai, 13 mars 2011. (AFP / Philippe Lopez)

Mon retour en France, le refus catégorique d’admettre mon état, l’absence de prise en charge immédiate ont aggravé les symptômes et m’ont conduit à un long arrêt maladie. A l’époque, un autre traumatisme de l’enfance avait ressurgi.

Je pensais alors être uniquement accablée pour ces raisons personnelles et non professionnelles, ce qui rétrospectivement était faux.

Pourquoi parler de tout cela?

En discutant avec des confrères et des psychiatres, j’ai compris qu’un journaliste formé aux risques de blessures psychiques a moins de chance de développer un ESPT qu’un autre qui les ignore. 

Le Dr Hicks œuvre à développer des mesures de prévention sur cette question au sein de l’AFP et c’est à son initiative que Patrick Baz et moi avons accepté de témoigner.

La direction de l’information de l’AFP a également pris conscience de l’importance de prendre des mesures adaptées pour traiter et prévenir ce problème.

Portrait de Mouammar Khadafi, Tripoli, 1er septembre 2011. (AFP / Patrick Baz)

Une réflexion s’est engagée pour s’appuyer sur des partenaires spécialisés afin de former les bureaux aux risques d’ESPT, les aider lors des crises et leur proposer une prise en charge si nécessaire.

Un support de debriefing au retour de mission, écrit par Emmanuel Sérot, chargé de la sécurité des journalistes à l’AFP, est mis à disposition de tous les rédacteurs en chefs et directeurs de bureaux.

Inciter à libérer la parole de ceux qui n‘arrivent pas à dire leur mal être ou qui n'en sont pas conscients permettrait une prise en charge plus rapide, minimisant ainsi la possibilité d’aggravations.

Un ESPT non traité entraîne une augmentation du risque cardio-vasculaire (hypertension, infarctus, accident vasculaire cérébral,…), un risque élevé de consommation excessive d’alcool et d’addiction, ainsi que de comportements exposant à de nouvelles violences. Le patient a souvent l’impression de devenir fou et le risque de suicide est également élevé.

« Un dépistage précoce permet de traiter et d’éviter tout cela », souligne le Dr Hicks.

Il n’est certes pas facile de parler des manifestations embarrassantes du stress post-traumatique.

Patrick décrit « des attaques de panique », de la « nervosité », de l’ « agressivité ». A l’époque « je n’étais pas moi-même », dit-il. C’est ce qui l’a incité à entamer une thérapie d’EMDR (Eye Movement Desensitization and Reprocessing), dont l’efficacité pour les traumas a été prouvée.

Migrants de retour de Libye, à Agadez, Niger, 31 mars 2017. (AFP / Issouf Sanogo)

Elle consiste à traiter les évènements douloureux afin de libérer les émotions envahissantes, en provoquant un mouvement oculaire de droite à gauche ou un tapotement alterné.

Un traumatisme est un choc trop important qui reste bloqué dans une partie du cerveau. Comme il n’a pas été intégré correctement, il se répète en boucle sous la forme de flash-backs ou de cauchemars.

Cette stimulation de droite à gauche, semblable au mouvement du cerveau lors du sommeil paradoxal, provoque en quelque sorte une digestion du drame et apaise les émotions.

Des traitements médicamenteux à base de bétabloquants (utilisés normalement pour l’hypertension) sont aussi parfois utilisés pour apaiser les symptômes.

Au cours de sa thérapie, Patrick explique avoir « tué » son personnage, celui qui recherchait son « shoot » en couvrant les guerres. « Avant je photographiais la mort, aujourd’hui je photographie la vie », explique-t-il.

Il ne couvre plus les guerres : « Cela ne m’intéresse plus ».

Evacuation d'un soldat américain blessé, près de Marjah, Afghanistan, 23 février 2010. (AFP / Patrick Baz)
Nadine et Tommy, jeunes mariés, baie de Jounieh, Liban, 29 mai 2017. (AFP / Patrick Baz)

 

 

J’ai éprouvé les mêmes symptômes que Patrick, noyés pour ma part dans une alcoolisation excessive, accompagnée de nuits d’insomnie successives et d’un détachement affectif total, autant de caractéristiques typiques de cette pathologie, selon le Dr Salmona.

Est-ce à dire que l’ensemble des journalistes exposés à un évènement marquant risquent potentiellement de développer un ESPT? Pour le Dr Salmona « le traumatisme est universel. Un charnier est traumatisant pour tout le monde ». Pour autant tous ne seront pas forcément touchés par le stress post-traumatique.

« Des facteurs qu’ils soient génétiques, viraux ou environnementaux expliquent qu’un cerveau va être vulnérable ou non au traumatisme. Chez certains, l’ESPT se déclenche à la suite d’évènements très graves. Chez d’autres, un battement d’ailes suffit. Tout dépend de l’impact », souligne le psychiatre Patrick Lemoine. 

Réfugiée irakienne de Mossoul, dans le camp syrien de al-Hol, province de Hassakeh, 13 mars 2017. (AFP / Delil Souleiman)

Pour autant la blessure psychique ne doit pas être négligée: « il ne viendrait jamais à l’idée d’un grand nombre de personnes de ne pas traiter une fracture. Or il vient à l’idée d’un grand nombre d’ignorer le traumatisme psychique », regrette le Dr Salmona.

« Nous ne sommes pas des militaires qui devons rester enfermés dans ce tabou. Si on est blessé physiquement, c’est plus noble. Or, il faut que les gens comprennent qu’il n’y a pas que les blessures visibles, il y a les blessures invisibles que je veux rendre visibles », souligne Patrick.

Et parler de ces blessures, c’est déjà les accepter afin de pouvoir les soigner et les dépasser….notamment quand nous en avons la possibilité matérielle, ce qui n’est malheureusement pas le cas de nombreux journalistes au statut précaire.

En raison de ma prise de conscience tardive, je ne suis toujours pas retournée sur le terrain même si j’en ai l’envie et de nouveau l‘énergie. J’ai également abandonné la vidéo. Je dois encore poursuivre la thérapie pour digérer totalement ces évènements.

Cette expérience a toutefois approfondi la conscience de mes limites et la connaissance de moi-même. Il est clair que j’exercerai désormais mon métier forte de cette lucidité. Elles m’ont en outre permis de mieux comprendre et de soutenir mes proches dans les zones émotionnelles les plus sombres que j‘ai moi-même traversées. Une de ces épreuves dont on peut faire une richesse au service de tous.

Pour en savoir plus :

Le site d'info-trauma

Celui sur la thérapie par EMDR

Et les premiers résultats de l'étude I.M.P.A.C.T.S sur les conséquences des attentats de janvier

 

 

Réfugiée syrienne, près d'Idomeni en Grèce, 1er avril 2016. (AFP / Bulent Kilic)
Mie Kohiyama