L'homme nu
Okayama, Japon -- Comment photographier un évènement au sujet duquel on ne sait rien, ou pas grand-chose? L’avantage du Hadaka matsuri, le festival de l’homme nu, c’est qu’il suffit de se laisser emporter par la ferveur du moment. Un rituel mystérieux, à la violence plus ou moins maîtrisée.
Depuis mon arrivée à Tokyo en septembre, comme chef photo, j’ai entendu parler de cette cérémonie avec excitation par mon collègue Alastair Himmer. J’ai bien essayé de me renseigner sur son aspect visuel, de trouver des photoreportages sur internet, mais le résultat n’a pas été probant. Ce qui est un peu gênant, parce qu’on travaille toujours mieux en ayant une idée de ce qu’on va trouver. Mon expérience personnelle est qu’on couvre mieux un festival à la deuxième ou troisième édition, quand on a eu le temps de réfléchir à des angles intéressants.
En l’occurrence, Tout ce que je savais est que des milliers d’hommes se rassemblent à Okayama, un soir, vêtus d’un simple pagne, dans le froid. Qu’après s’être purifiés dans un bassin d’eau glacée, ils attendent un long moment, en se bousculant pour être bien placés au pied d’un temple. Avant de se presser dans une mêlée brutale pour s’emparer des “shingis”, des amulettes en bois jetées par des moines depuis une fenêtre, et censées apporter la prospérité à leur possesseur.
Après quatre heures de train depuis Tokyo, jusqu’à Okayama dans l’ouest, nous sommes arrivés au temple de Saidaiji, avec Alastair et le JRI bureau, Quentin Tyberghien.
L’endroit accueille cette cérémonie depuis environ 500 ans.
Il est très beau, comme tous les lieux de culte shintoïste ou bouddhiste.
C’est une architecture traditionnelle en bois, ceinturée de jardins japonais, qui me rappelle les décors des films classiques d’Akira Kurosawa et Masaki Kobayashi.
J’adore me trouver dans un cadre ancien, dans lequel il suffit de fermer les yeux pour, en les rouvrant, se retrouver à une autre époque. Comme une machine à remonter le temps.
Maintenir une tradition aussi longtemps implique d’y entraîner la population dès son plus jeune âge. Les enfants apprennent eux aussi, dans une moindre mesure, à résister au froid et à lutter pour obtenir un talisman.
Quand je regarde deux de mes photos, décrivant chacune cette lutte entre adultes et entre jeunes, je me dis que ces hommes n’ont même pas besoin de se demander pourquoi ils font ça. C’est une partie intégrante de leur culture locale, et aussi un bon moyen de s’amuser avec leurs camarades, quel que soit leur âge. Peut-être même que la récompense espérée est sans grande importance. En tout cas la lutte pour s’en emparer a l’air féroce. Cette lutte semble compter par-dessus tout. Comme une expérience de la vie.
L’épreuve des enfants se déroule dans la journée, avant celle des adultes. Le moine montre sur une échelle pour lancer les petits bâtons. Et les enfants se battent entre eux comme des grands pour mettre la main dessus. Ils sont surveillés par les moines. C’est une forme d’apprentissage de la tradition.
Sur place nous avons été aidés par un contact, Nishigami-san, qui participe à la cérémonie chaque année. Il nous a accompagnés pour approcher un groupe de Japonais en pleine préparation. Ils étaient réunis dans un magasin proche du temple pour se changer et nouer leurs pagnes. Heureusement que mes collègues parlent couramment japonais.
Il n’y avait pas de consignes particulières, si ce n’est de quitter la cour du temple, avant 21h30, au moment où commence la cérémonie.
Les rues se sont remplies progressivement d’hommes vêtus d’un simple pagne de coton blanc, hurlant un cri d’assaut sur un champ de bataille: “Vashoy”. La police encadrait ce défilé, formant une sorte de haie d’honneur pour les participants se rendant au temple. J’ai remarqué la présence d’étrangers, tout aussi motivés et récitant les mêmes prières que leurs congénères nippons.
La cérémonie est très encadrée, y compris pour les médias, mais avec une préférence marquée pour ceux de l’archipel.
En tant qu’étrangers, nous n’étions pas autorisés à prendre des photos à l’intérieur depuis l’emplacement en hauteur, à partir duquel les moines lancent les talismans à la foule en contrebas. C’était réservé, comme souvent au Japon, aux médias nationaux. Pour la plupart des évènements ils sont prioritaires, et nous devons nous enregistrer pour y participer.
J’ai essayé de m’y faufiler, mais sans succès. La seule solution a été d’acheter un ticket de simple visiteur, pour environ 10 dollars, donnant accès à l’étage supérieur et à une bonne vue sur la foule des participants massés dans la cour. Mais mon temps était compté, 4 minutes environ. La durée nécessaire pour que les touristes, et moi, empruntions l’escalier jusqu’au deuxième étage, mais sans droit de s’y arrêter, avant de redescendre.
Passé 21h00, personne ne pouvait rester à cet endroit, sauf les médias japonais, jusqu’à la cérémonie principale, prévue une demi-heure plus tard. J’ai couru dans tous les sens pour avoir tous les aspects de l’évènement, avant que le personnel de sécurité ne nous intime l’ordre de décamper, et que je rejoigne une position réservée pour les photographes et cameramen.
C’est depuis cette petite terrasse en bois, sur un bâtiment proche du temple principal, que j’ai pu assister au spectacle des hommes se bousculant pour être le mieux placés pour attraper les bâtons lancés par les moines.
C’était une lutte assez brutale, jouant des coudes et des poings, se poussant et dévalant les escaliers pour certains. Ils se relevaient et repartaient à l’assaut des marches, et de ceux qui les occupaient.
Au bout du compte je n'ai jamais vu d'amulette, si ce n'est celle qu'on apperçoit brièvement sur la vidéo tournée par mon collègue Quentin.
Ce blog a été écrit avec Pierre Célérier à Paris.