Il se passe toujours quelque chose à Nantes…
NANTES (France), 19 juin 2014 - Un « détaché », dans le jargon de l’AFP, c’est un journaliste seul en poste pour couvrir un vaste territoire. Celui qui touche à tous les sujets, du plus futile au plus grave. Le journaliste de terrain par excellence.
« Ma zone », c’est la Loire-Atlantique et la Vendée, dans l’ouest de la France. Ma base, c’est la ville de Nantes (Naoned, en breton), que je vais quitter dans quelques jours après quatre ans d'un poste pour le moins « rock'n roll ». Et je ne devrais pas dire que le détaché est « seul » car en fait, il ne l’est jamais. Durant ces quatre ans, j’ai été entourée en permanence : par les photographes Franck Perry et Jean-Sébastien Evrard, par les collègues de l’AFP venus en renfort ou donnant un coup de main à distance, et par ceux de tous les autres médias, aussi confraternels que professionnels.
Hiver glaçant
Cette confraternité des collègues et le soutien humain mutuel furent essentiels en 2011, pour couvrir, pratiquement à la suite, deux des plus gros fait divers nationaux de cette année-là. Très éprouvants pour les journalistes aussi, tant ils étaient durs.
Pendant des jours, des semaines, on suit au plus près, presque autant que les enquêteurs et malheureusement aussi les familles des victimes, les indices qui s'accumulent, une vérité horrible qui s'assemble.
Et en ce qui me concerne, impossible de trop me mettre à distance, car il me semble qu'on ne rend bien que ce qu'on ressent, ce qu'on éprouve un minimum.
D'abord, ce fut « l'affaire Laetitia » Perrais, du nom de cette toute jeune femme de 18 ans disparue près de Pornic le 18 janvier 2011. Une fin de soirée qui a très, très mal tourné...
Pendant des semaines, les gendarmes s’acharneront à rechercher son corps démembré, poussés par le tenace procureur de la République de Nantes Xavier Ronsin qui voulait que soit rendue à la jeune victime son intégrité dans la mort.
Rare situation dans nos carrières qui nous conduisent, à l’AFP, à changer de poste régulièrement, j'ai pu couvrir le procès de son meurtrier, Tony Meilhon. Condamné à perpétuité, son appel sera jugé en novembre 2014 à Rennes... où je serai alors en poste.
Et puis l'affreuse découverte, un 21 avril 2011, d'une famille entière de quatre enfants et de leur mère, assassinés et enterrés sous la terrasse de leur maison...
Le père de famille, Xavier Dupont de Ligonnès, principal suspect, n'a jamais été retrouvé. Si des drames familiaux de ce type émaillent malheureusement régulièrement l'actualité, la préméditation sur des mois, le soin apporté à la dissimulation du crime puis à sa propre disparition - l'hypothèse d'un suicide reste tout autant ouverte que la fuite - ont glacé nos lecteurs, auditeurs tout autant que nous, journalistes, ou que les policiers.
Ces deux affaires se sont maintenues longtemps en « une » nationale. Elles m'ont laissé le souvenir, à chaque fois, d'une plongée non-stop dans l'horreur. Une horreur qu'il fallait traduire, en choisissant chaque mot.
De la petite Laetitia, je garde l'image de son magnifique visage que l'on a vu sur toutes les affiches que sa famille placarda, d'abord pour la retrouver, puis pour se souvenir.
Puis il a fallu, ajouter le sordide à l'horreur en août 2011, lorsque Gilles Patron, père d'accueil de Laetitia et de sa sœur Jessica, fut mis en examen pour des viols sur Jessica.
J'ai, aussi, couvert son procès. Bizarre impression quand toutes les parties, tant l'accusation que de la défense, semblent familières.
De la famille Ligonnès, outre les photos des visages des enfants plein de vie, je garde l'image de la porte, fermée, longtemps nue et blanc sale, de leur ancien domicile.
Je resterai longtemps reconnaissante au bureau de l’AFP à Rennes, conscient que je venais de passer les premiers jours non-stop dans cette enquête éprouvante, seule avec une très forte pression, de m'avoir épargné l'enterrement des cinq corps, couvert par Anne Meyer, venue me relayer.
De même je n'ai pas couvert l'enterrement de Laetitia.
Metal en juin, Classique en janvier...
« Rock'n roll » donc, l'actualité nantaise le fut aussi, au sens littéral, sur le plan musical.
La musique a joué un rôle fort, ponctuant les saisons, permettant l'évasion après des moments durs. Chaque année, j'ai couvert la grand-messe du rock métal européen qu'est devenu le Hellfest de Clisson. D'abord impressionnée par les « look » horrifiques des plus de 100.000 fans, j'avoue avoir été séduite par le contraste entre ces têtes de morts omniprésentes et l'ambiance étonnamment bon enfant, limite « bisounours », qui y règne chaque année.
Après des faits divers vraiment horribles, pour le coup, j'y trouvais aussi de l'excellent rock.
Dans un tout autre répertoire, j’ai goûté aussi à la Folle Journée de musique classique qui chaque année en hiver fait de cet art, souvent considéré comme élitiste, une grande manifestation populaire. Et j'y ai parlé du racisme avec Barbara Hendricks qui venait d'interpréter « Strange Fruit » de Billie Holliday, un moment fort avec une grande dame, qui ne fait pas que chanter.
Alors que j'étais à Nantes, j'ai commencé à produire, en plus des dépêches écrites, des « webclips », vidéos légères pour l'AFP. La Folle Journée a été un excellent exercice, complétant, avec le son et l'image, l'émotion que je tentais de rendre par des mots. Au prix souvent de nuits presque blanches, parce qu'illustrer en vidéo un évènement musical quand on ne peut pas dissocier l'image et le son est un sacré casse-tête pour le montage...
"L'effet Matignon"
Après cinq ans au service politique de l'AFP au début des années 2000, je ne pensais renouer à Nantes que de manière sporadique avec ce type de journalisme. C'était sans compter sur l'ascension de Jean-Marc Ayrault à Matignon après les élections présidentielles de 2012.
J'ai été, depuis sa ville, témoin privilégiée de l'ascension puis du retour chez lui de cet homme que j'avais connu député-maire de Nantes, et qui revint simple député.
Je me souviens de ses plaisanteries ironiques, lorsque quinze jours avant l'issue de la présidentielle, il avait soudainement été suivi par une vingtaine de journalistes nationaux de tous les médias pour une simple visite de l'urbanisme nantais qui n'entrait d'ordinaire pas dans nos programmes de couverture...
Puis j'ai vu la tension qui le tortura, lui et son épouse Brigitte, quand après l'élection présidentielle ils attendirent une semaine la confirmation de la nomination par François Hollande. Avec les « scuds » qui fusaient (rappel d'une ancienne affaire jugée, pression du dossier Notre-Dame-des-Landes...) de tous côtés et qui, à tout moment, pouvaient le faire vaciller et tomber avant même qu'il n'atteigne Matignon, lui qui n'avait jamais été ministre.
Par la suite j'ai couvert la plupart de ses retours à Nantes en tant que Premier ministre. Et j'étais là aussi lorsque, moins de 24 heures après sa démission de Matignon, le 1er avril 2014, il est descendu du train avec son épouse sur le quai de la gare de Nantes, avec un seul garde du corps contre une vingtaine deux jours seulement avant lorsqu'il était allé voter au deuxième tour des municipales... Il a fallu l'intervention en urgence des policiers nantais pour leur permettre de sortir de la gare et éviter qu'ils ne soient trop bousculés par la petite foule bon enfant qui, pour adoucir leur retour, était venue leur crier des « merci! » et apporter quelques roses...
Bouquets de roses et applaudissements pour Jean-Marc Ayrault et son épouse, émus, à la descente du train de Paris pic.twitter.com/2PotBL7dCb
— Alexandra Turcat (@alexandraturcat) 1 Avril 2014
Pendant deux ans, la ville a été soumise à ce que nous appelions entre journalistes « l'effet Matignon ». Nantes devenue « ville du Premier ministre », était la cible privilégiée de revendications, d'actions symboliques, qui, en tout autre endroit, auraient pu rester mineures mais prenaient fréquemment l'ampleur de dominantes nationales.
Et c'est alors que le dossier de l'aéroport controversé de Notre-Dame-des-Landes, que je suivais depuis mon arrivée mais qui restait local, a explosé, à l'automne 2012...
Bocage Blues et « guérilla bocagère »
Le Premier ministre était, de notoriété publique, partisan de l'aéroport. Les opposants locaux, aidés en cela par les élus d'Europe Ecologie-Les Verts (opposés au projet mais composante importante de la majorité) ont habilement su jouer de la nouvelle position de Jean-Marc Ayrault, et transformer en handicap ce qui aurait pu être un atout pour les pro-aéroport.
Je me souviens d’avoir expliqué, à la mi-octobre 2012, à mes chefs de Rennes fraîchement arrivés de Washington, Patrick Baert et Emmanuel Parisse que, oui, en dépit de son nom fleurant bon le terroir, il fallait s'attendre à ce que Notre Dame des Landes devienne nationalement connue, comme le Larzac en son temps...
Je ne pensais pas que cela irait si vite, si loin.
Je suis passée en quelques semaines d'un équipement de travail de base, - des bottes pour la boue -, à un kit bien plus complet qui n'allait plus quitter mon coffre de voiture.
Des vêtements chauds de rechange, de l'eau, des barres de céréales, une batterie de secours pour le téléphone, du café dans un thermos et des gobelets pour les collègues pour les petits matins glacés... Puis, rapidement, rarement employé en France jusque-là, nous avons reçu un équipement anti-émeute : casque, masque à gaz, gilet pare-coups, devenus des accessoires aussi indispensables que le téléphone et l’enregistreur.
J'ai aussi remis la main sur mon brassard de presse, utile pour certains moments de charge des forces de l'ordre, dans les bois ou les champs. A enlever à d'autres moments, quand l'hostilité vis à vis des médias rendait son port plus compliqué.
J'ai toujours gardé à l'esprit le travail que font mes collègues sur les « vrais » terrains dangereux dans le monde entier, pour essayer de ne pas grossir la violence que j'avais sous les yeux. D'autant que, coup de chance jusqu'ici, aucune arme à feu n'y a encore été utilisée.
Les fusées de détresse parfois tirées à l'horizontale, les billes d'acier lancées à la fronde d'un côté, et les lanceurs de balles souples, les grenades « désencerclantes » généreusement distribuées dans des nuages de gaz lacrymogène de l'autre, étaient néanmoins suffisants pour être impressionnants.
Et il y a eu plusieurs dizaines de blessés des deux côtés.
Mais je me suis heurtée parfois à l'incompréhension de certains opposants lorsqu'ils voulaient dénoncer « la violence d'Etat ». Je ne pouvais que leur rappeler qu'il existait dans le monde des violences bien plus radicales, et mortelles, que celle à laquelle ils se heurtaient tandis que les gendarmes tentaient de les expulser de la « Zone d'aménagement différée », rapidement appelée « Zad ».
C'est à ce moment-là, en 2012, que j'ai commencé à tweeter, un nouvel instrument de travail qui s'ajoutait au webclip. Manière de montrer notre travail en diffusant après coup nos dépêches reprises par des clients médias ou d'envoyer aux abonnés quelques extraits « live » de nos terrains. J'y ai surtout trouvé rapidement un excellent moyen complémentaire de surveiller « ma zone » et de savoir, en suivant les principaux médias et acteurs locaux, ce qui s'y passait d'important ou d'urgent.
Il n'y aura plus, après cela, de tentative massive de reprise du terrain par les forces de l'ordre.
Boueux, froid et parfois violent sur le terrain, le « dossier » Notre-Dame-des-Landes était surtout ultra polarisé: opposants comme partisans de l'aéroport sont tellement éloignés dans leur vision du monde qu'il était compliqué de rester sur une ligne médiane, ce que je me suis néanmoins efforcée de faire.
A la question un millier de fois entendue: « L'aéroport va-t-il se faire? », alimentée par les déclarations péremptoires, affirmatives ou négatives, d'un bord ou de l'autre, j'ai rapidement préféré répondre de manière empirique, tangible.
Vérifier régulièrement, sur le terrain, si les travaux commençaient ou non.
Depuis 2012 il ne s'est pas écoulé plus de deux mois d'affilé sans que j'y retourne, soit « à froid », juste pour voir, à pied les mains dans les poches, soit « à chaud » lors des interventions ou manifestations des opposants, le plus souvent avec le photographe Jean-Sébastien Evrard devenu lui aussi un spécialiste du dossier.
Je commence à bien la connaître, la « Zad ».
Et je connais aussi pas mal de ses occupants, anciens agriculteurs encore dans des maisons en dur ou anticapitalistes installés, pour certains depuis plusieurs années, dans des maisons désaffectées squattées ou des cabanes, des conditions particulièrement rudes dans cette région.
On y trouve aujourd'hui plus d'une cinquantaine de cabanes, certaines occupées en permanence, d'autre au fil des passages. Des champs ont été mis en culture, un « marché » à prix libres a lieu tous les vendredi, un boulanger y fait le pain... C'est une étrange société utopiste où se côtoient et cohabitent, tantôt bien, tantôt mal, sur 2.000 hectares dont les gendarmes se sont retirés, toutes les formes de refus de la société de consommation actuelle. Dans un décor qui fait souvent furieusement penser à un remake de Mad Max au cœur du bocage...
Dernier épisode haut en couleurs et en violences de ce dossier, la manifestation du 22 février 2014. Alors que l'actualité internationale, avec les évènements en Ukraine, était particulièrement importante et écrasante, Nantes a encore réussi à faire parler d'elle, avec plusieurs heures de scènes d'émeute urbaine en plein centre-ville et un million d’euros de dégâts. Pourtant la mobilisation était une réussite: plus de 20.000 personnes selon la police, 50 à 60.000 selon les manifestants, la plus grosse affluence depuis le début des protestations sur ce dossier.
Manif #nddl Nantes: brouillard de lacrymo, déflagrations, helico, l'ambiance de l'automne 2012 mais en ville pic.twitter.com/O2CDhEotDY
— Alexandra Turcat (@alexandraturcat) 22 Février 2014
Et il y a eu une sacrée tension, après coup, les jours suivant, avec les opposants à l'aéroport institutionnels, qui ont minimisé l'ampleur des débordements, accusant les médias de les avoirs grossis et les forces de l'ordre de les avoir provoqués, tandis que plusieurs des radicaux que je connais assumaient, eux, « colère » qui s'était exprimée.
Et ce alors que nous avions pris soin de travailler à deux équipes texte, photo et vidéo, pour pouvoir en permanence donner tant la partie « festive » de la manifestation, que ses heurts.
Au final, plusieurs dizaines de blessés, parmi les forces de l'ordre comme parmi les manifestants. Chez ces derniers, au moins trois ont perdu l'usage de l'un de leurs yeux, suite à ce qu'il pensent être des tirs de lanceurs de balles, des armes « non létales » de maintien de l'ordre dont ils contestent l'usage lors des manifestations.
Et à l’heure où j'écris, je suis encore bien incapable de dire si oui ou non l'aéroport de Notre Dame des Landes sera réalisé.
Ce que je sais c'est qu'il n'y a encore pas eu le plus petit commencement de travaux, d'autant qu'ils doivent légalement être précédés de mesures écologiques, comme de nombreux transferts d'espèces protégées. Il est certain que si ce projet devait se faire, l'opération serait, suite à cette dernière manifestation qui a montré l'ampleur et la détermination de l'opposition, bien plus massive que celle de 2012.
So long...
Dernier clin d'œil, rassurant, pour le ou la journaliste qui me succèdera : alors que Nantes n'a plus de représentant à Matignon, que l'aéroport semble au point mort, elle sait toujours reprendre la main sur l'actualité, comme l'a montré encore, fin mai, l'épisode de la « jupe » des lycéens, une initiative locale de lutte contre le sexisme qui, en déchaînant une polémique chez les anti-mariage gay, a engendré une couverture nationale et internationale.
Pour la première fois, j'ai même été retwettée plus de 600 fois...
Se mettre en jupe pour dénoncer le sexisme: des lycéens nantais ont osé ce matin au Lycée Clémenceau pic.twitter.com/6wpY7chCSE
— Alexandra Turcat (@alexandraturcat) 16 Mai 2014
Il y a bien des personnes, des événements marquants, dont j’aimerais parler davantage. Comme l'immense dignité et l’endurance de la famille de Pierre Legrand, otage pendant trois ans au Niger, que j'ai eu la joie, pour eux, de voir libérer à l'automne 2013. Ou le dévouement et la foi de Christophe Sauvé, prêtre de la communauté des Gens du Voyage qui œuvre sans relâche pour battre en brèche les préjugés envers sa communauté mais aussi celle des Roms et des jeunes des quartiers défavorisés.
Comme le désarroi des centaines d'hommes et de femmes que j'ai vues perdre leur emploi dans les plans sociaux ou les fermetures d'usine qui se sont succédé ces dernières années.
Saint-Nazaire qui vit au rythme de ses immenses chantiers navals, la Vendée aussi où j'ai longtemps suivi les suites de la douloureuse tempête Xynthia qui avait tué quelques mois avant mon arrivée 29 personnes à la Faute-sur-Mer, la magnifique aventure du Vendée Globe...
Des lieux, comme le village de cœur de Louis De Funès, Le Cellier, perché en bord de la Loire au nord de Nantes, m'ont permis plusieurs fois retrouver mon âme d'enfant et, après tout cela, ce n'était pas du luxe.
Et puis l'esprit, « à la nantaise », comme l'on dit ici pour désigner une manière de jouer au foot avec l'esprit d'équipe, mais aussi les multiples clins d'œil à la Audiard de la patrie de « Lulu la Nantaise »... L’« apéro nantais" connu nulle part ailleurs, piège pour la néophyte, où l'on est invité pour boire un verre et où le dîner n'arrive jamais...
Et merci à mes enfants, leur grande patience et leur gentillesse. Leur malice aussi quand, me voyant une fois encore rentrer couverte de boue, l'un ou l'une d'eux prenait des airs de grande personne pour me gronder gentiment: « Tu es encore allée à Notre Dame des Landes... »
So long Naoned!