Dans la « Rue des Survivants »
HAÏFA (Israël), 27 janvier 2015 - J'ai fait comme avec ma grand-mère. J'ai approché la chaise tout près d'elle, je lui ai parlé fort et d'une voix un peu débile, comme on parle à un enfant « ça vous plaît ici ? » et elle m'a répondu « la nourriture est bonne ». Silence. « A Auschwitz je pesais 23 kilos ». Silence.
J'essaye de commencer chacune de mes questions par « Vous vous souvenez quand... » Et à chaque fois elle me coupe : « je me souviens de tout ».
Pendant une heure Shoshana Colmer plonge dans ses souvenirs. En apnée. Elle me raconte son départ de Tchécoslovaquie, la rafle, le train où elle est restée debout pendant deux jours, sa valise qu'on lui avait promis de lui ramener, la « sélection », la douche, la tonte, la nudité et le travail dans l'usine de munitions d'Auschwitz…
« Je me souviens de tout mais je ne peux pas vous dire comment j'ai vécu à Auschwitz car je n'étais plus vivante. J'avais peur et c'est tout », dit-elle.
Shoshana Colmer, 95 ans, est l'une des habitantes de la « Rue des Survivants », cette petite ruelle perchée sur une colline de Haïfa dans le nord Israël, où une centaine de rescapés de la Shoah vivent leurs derniers jours.
::video YouTube id='CKaJK0fWJOU' width='620'::Il s’agit d’un projet unique, à ma connaissance, d'accompagnement de fin de vie pour tout un groupe de rescapés de la Shoah, logés pour une somme symbolique, chacun dans un appartement ou une chambre, les uns près des autres.
Colocation de la mémoire
Dans cette émouvante colocation de la mémoire, témoigner auprès de tous -- journalistes, étudiants, soldats, groupes d'étrangers-- fait partie des activités du quotidien au même titre que le bridge ou les rendez-vous médicaux.
C'est le déjeuner qui a mis fin à l'interview avec Shoshana. Parce que elle n'avait pas l'intention, même pour nous, d'y arriver en retard. Tous les jours, après le repas, elle ramène dans sa chambre un morceau de pain enveloppé dans une serviette.
Dans le réfectoire, situé au rez-de-chaussée de l'un des immeubles de la rue, les survivants s'assoient par petits groupes, souvent selon leur langue maternelle : roumain, polonais, hongrois, yiddish...
Les plus en forme remplissent les assiettes et portent les plateaux pour ceux qui ne peuvent plus se lever. Sur les avants bras de certains, on peut voir un numéro tatoué.
L'appareil de Menahem Kahana, le photographe de l’AFP qui m’accompagne, se met à crépiter à toute allure et je réalise seulement toute l’importance de « la scène »: dans ce réfectoire au fin fond de Haïfa, ces petits vieux qui mangent bruyamment, sont parmi les derniers témoins de la Shoah et ces survivants, nous sommes peut-être les derniers à les immortaliser.
Je voudrais tous les écouter, tous...
Une rescapée m'interpelle et me demande si je veux « l'écouter ». Elle part aux toilettes se mettre du rouge à lèvres en pensant qu'elle sera filmée par le cameraman qui nous accompagne, Ahikam Seri. Les autres pensionnaires la regardent en levant les yeux au ciel ou en grommelant en hébreu. Je lui dis : « peut-être plus tard ? » en me disant que ma réponse est atroce d’hypocrisie. Ils sont une centaine et je voudrais juste passer de table en table, ne plus avoir de dépêche à écrire, et tous les écouter. Tous.
Mais c’est hélas impossible. Notre temps est compté et nous avons déjà choisi nos interlocuteurs.
La deuxième rescapée que nous rencontrons, Judith Hershkowitz vit dans un petit appartement soigné, avec une grande terrasse qui donne sur la baie de Haïfa. Elle ne fréquente pas beaucoup ses voisins, n'aime pas particulièrement l'ambiance « kibboutz » de cette colocation ni « parler de ce qu'il s'est passé là-bas ». C’est la responsable du centre qui a insisté pour que nous allions justement lui rendre visite.
Qui se souviendra des noms des siens ?
Menahem le photographe, lui demande de nous montrer quelques photos d'archives. Elle n'en n'a qu'une. C'est une photo prise avant la guerre, lors d'un mariage, dans un « Shtetl », une bourgade agricole juive dans la campagne hongroise. Sur le cliché très jauni figurent une trentaine de personnes.
« Je suis la seule à avoir survécu », nous explique-t-elle.
Judith peine à parler. Ses quelques réponses sont entrecoupées de longs silences. Entre chaque phrase elle déglutit, reprend son souffle. Et reprend son récit familial. Elle raconte méthodiquement et avec beaucoup de pudeur, par devoir, parce qu'elle s'inquiète de savoir qui se souviendra des noms des siens qui ont tous été exterminés quand elle, ne sera plus là pour les dire.
Il restera une photo ? Une photo de la photo ?
Ces survivants ont peur que nous ne les croyions pas. Ils ont peur que nous oubliions.
Comme Shoshana, qui, à chaque fois qu'elle repousse dans son témoignage les limites de l'horreur, me fixe de ses yeux gris afin de vérifier que je la suis bien dans son voyage en enfer.
Je comprends que pour, elle, il n'y a plus ce fameux « indicible ». L'indicible, il restera pour nous, car ces scènes que me racontent Shoshana Colmer ne seront pas dans la « copie » AFP, ni dans mon reportage, ni dans ce billet-ci. Surtout les passages sur les fours crématoires ou sur les expérimentations humaines de Josef Mengele : trop cru, trop « sacré » aussi, d’une certaine façon. J’aurais l’impression de trahir la confiance de mes interlocuteurs si je dévoilais ces passages d’une façon qui, en raison des contraintes inhérentes au journalisme, ne pourrait être que très partielle.
De cette journée dans la Rue des survivants, il me reste plusieurs heures d'enregistrement et un carnet jaune, que j'ai glissé dans une pochette plastique pour le différencier de mes autres carnets de notes. Il ne peut pas se perdre.
Daphné Rousseau est journaliste au bureau de l’AFP à Jérusalem.