Le retour des absents
PARIS, 29 septembre 2015 - Voici un homme jeune qui sort, calme, résolu, de la gare de l’Est. Grandes lignes, est-il écrit sur le panneau au-dessus de lui. Il vient de loin. Sur la tête un calot. C’est un militaire qui autour de l’avant-bras enroule sa capote.
Le cliché en noir et blanc nous dit que c’était hier. Ou plutôt avant-avant-hier. Il y a soixante-dix ans. Le soldat inconnu revient d’un stalag, un camp de prisonniers en Allemagne où, après la débâcle de 1940, il a végété cinq ans. Le photographe a voulu, car il s’agit d’une photo posée, le rendre singulier, détaché de la masse d’autres prisonniers de guerre. Et puis, au cœur même de la photographie, jusqu’aux traits du visage, dénués de joie sur les lèvres ou aux yeux, s’insinue une autre idée, émerge une réalité plus troublante. L’image à ce moment capte un envers. Ce soldat isolé des autres est un homme solitaire. Personne ne vient l’accueillir. Peut-être son foyer s’est-il brisé durant sa longue absence…
D’apparence si lisse, le cliché apparaît d’un grain plus rugueux. Plus de deux millions de Français, soit un homme adulte sur dix, prisonniers de guerre, déportés politiques ou travailleurs dans les terres du Reich, sont rapatriés entre le printemps et l’hiver 1945. Un an après la libération de Paris, la séquence est capitale pour l’histoire et la mémoire de l’après-guerre. Le message officiel est que la nation est prête à les accueillir, tous égaux, pour reconstruite une France unie. Comment le retour des absents a été représenté à l’époque ? Quel regard a été porté sur ces hommes et ces femmes, déportés, internés ou exilés, qui arrivent en masse ? Et sur les absents qui sont restés absents, invisibles et pourtant si présents? Parmi eux, 96 % des Juifs déportés de France vers les camps d’extermination. Au-delà des slogans, quelle hiérarchie va ainsi se dessiner parmi les rentrants dans le récit national forgé par les principaux acteurs politiques, gaullistes et communistes ?
Mon désir de raconter, comme un puzzle nécessairement imparfait, cette histoire de destins singuliers et d’un événement global a donné naissance au projet du livre paru chez Stock et une exposition à l’Orangerie du Sénat et ailleurs. « Le retour des absents » en est le titre. Sur la couverture, et pour l’exposition, s’impose la photographie du retour du soldat en homme seul.
Mais comment débuter ? Précisément en partant de ces traces du passé, enfouies dans le sous-sol des archives de l’AFP ou certaines disponibles sur sa plateforme numérique Image Forum ou. Si je venais d’avoir, grâce à l’historienne Annette Wieviorka (*), la révélation du fonds remarquable constitué par les photographies prises par Eric Schwab lors de l’ouverture par les Alliés des camps de concentration de l’ouest du Reich, j’ignorais encore la richesse exceptionnelle des archives photographiques de 1945, l’an 2 de la renaissance de l’AFP.
Quant aux 250 dépêches quotidiennes - factuels, reportages ou analyses – rédigées par des journalistes, elles avaient tout simplement disparu. Comment et pourquoi ? C’est qu’elles avaient été jetées au fil des ans, au rythme des migrations du service de la documentation au siège de la Bourse et par faute de l’inintérêt chronique de directions successives. Je les ai finalement retrouvées dans le labyrinthe de la Bibliothèque nationale de France. Non pas au département des périodiques mais de manière improbable, dans les registres par auteurs.
Prisonniers de guerre, déportés et travailleurs rapatriés d’Allemagne, via la Suède, à bord du Drottningholm, Cherbourg, 20 juillet 1945.
Très vite, il m’est apparu que le considérable gisement de clichés non publiés - instants arrêtés du grand retour dans les gares, aéroports ou ports, ou encore séquences d’événements découpées en photoreportage - ne comportait que des pièces incertaines d’une mosaïque à reconstituer. Les légendes calligraphiées étaient imprécises, souvent confuses ou fréquemment fautives, quand elles n’étaient pas inexistantes. Dans les photos numérisées et intégrées à la plateforme Image Forum de l'AFP, les informations nécessaires à la compréhension de l’image – contexte, datation, identité des sujets et de l’auteur du cliché – étaient également manquantes ou trop générales, laissant la porte ouverte à des mésusages répétés dans la presse ou des expositions.
C’est le cas d’une série de clichés sur le Lutetia, le grand hôtel de la rive gauche aménagé à la hâte par les autorités pour accueillir les déportés politiques et « raciaux », comme on désignait les Juifs ou les Tziganes. Il s’agit d’une collection unique par sa quantité et la rareté des clichés sur ce lieu et l’intérêt visible des images : arrivées en bus, photographies de groupes de déportés ou encore de familles en quête de nouvelles de proches… Pourtant, aucun de ces clichés ne permet malheureusement d’affirmer avec certitude l’identité, le motif de la déportation, l’origine des déportés qui y figurent. Photos icônes, elles symbolisent, sans souci du réel qu’a cherché à capter un photographe inconnu, le retour de déportation. Exhumé des archives, non légendé, un de ces clichés m’a immédiatement saisi, et littéralement obsédé.
Eric Breuer (à gauche) et Yehuda Zenek Schwarzbaum (à droite) au Lutetia (mai ou juin 1945)
Cet instantané d’une réalité passée s’est imposé à mon regard par la force de la présence des deux inconnus. Ils sont figés le temps d’une pose. L’adolescent, assis les mains croisés, nous regarde fixement. Derrière lui un jeune homme, d’allure protectrice, se tient sur le bras du fauteuil. L’un et l’autre portent une veste rayée, celle que devaient revêtir les déportés des camps nazis. Ils sont, pour le reste, habillés normalement. La pièce qui les accueille semble impersonnelle, mais cossue. Je songe au Lutetia. Qui sont-ils, ont-ils des liens de parenté, viennent-ils d’arriver ou s’apprêtent-ils à repartir ? Photographie muette, sans sous-titre, énigmatique. Et pourtant un indice visuel : le numéro matricule cousu sur veste du plus jeune.
Mes recherches dans les banques de données sur les grands camps, comme Buchenwald, Dachau ou Auschwitz ne donnent rien. Puis, une indication écrite à l’arrière d’un tirage de l’époque, conservé dans une enveloppe, livre un nom et un prénom. Ils sont en fait un patronyme juif ashkénaze : Schwarzbaum. Et les recherches reprennent, longues, fastidieuses, dans des archives françaises, américaines et finalement allemandes où se retrouve la trace de Yehuda Zenek Schwarzbaum et d’Eric Breuer dans le tout petit camp de Hailfingen, au sud de Stuttgart où leurs destins se sont croisés. L’un est né en Pologne dans une famille modeste et traditionaliste ; l’autre est issu de la bourgeoisie juive libérale de Vienne. Tous deux ont été déportés à Auschwitz sans s’y rencontrer. Leurs parents y ont péri. Eux ont survécu et arrivent à l’été 1945, à Paris, au sortir de la catastrophe. C’est par leurs parents en France et ailleurs, rencontres pour moi très émouvantes, que j’apprendrai ce que la photo n’aurait pu dire du moment même de la prise, de l’avant, un monde disparu, et de l’après, une vie à reconstruire sans oublier.
Une autre photographie a aussi traversé le temps sans qu’une légende l’éclaire à son exhumation : celle où l’on reconnait le général de Gaulle, et lui seul, recevant à l’hôtel de Brienne un groupe de déportés au lendemain de l’ouverture des camps. Pas de date, pas de noms, aucun récit.
Le général de Gaulle reçoit un groupe de déportés résistants à l’hôtel de Brienne. Louis Girard et François Girard (premier et deuxième sur la gauche) ? Denise Jacob (au centre, en robe claire)
Et puis, un soir, tard, je reprends l’épluchage d’une collection de revue de déportés. Anise Postel-Vinay, née Girard, la plus proche camarade de déportation de Germaine Tillion dans le camp de Ravensbrück, y évoque dans un numéro ancien une rencontre entre de Gaulle et son père Louis Girard, déporté, et son frère François Girard, aussi déporté. La famille Girard, catholique et républicaine, s’est toute entière dressée contre l’occupation et la collaboration. Anise Postel-Vinay indique que son amie la déportée résistante Denise Jacob-Vernay, la sœur de Simone Jacob-Veil, était aussi présente ce soir-là. Eux, et elle, sont sur notre cliché. Il en émane une si grande tristesse me dit Anise, en la regardant. La photographie fait aussi écho à ce que Simone Veil relève dans ses mémoires : de Gaulle ne recevra jamais que des déportés résistants, incarnant pour lui l’honneur de la nation, et non les rescapés déportés parce que nés Juifs, comme elle-même.
Si les prisonniers de guerre n’étaient guère aimés par de Gaulle, pour qui l’évasion des camps allemands était le seul acte honorable à accomplir, comme il le tenta sans cesse pendant la Grande guerre, c’est pourtant l’un d’entre eux qui fut choisi pour être le « millionième » rapatrié en France. Les prisonniers de guerre formaient, de loin, le gros bataillon des rentrants. Ils étaient de tous les milieux, de toutes les villes et campagnes. Les formations politiques les considéraient comme un vaste vivier électoral pour les échéances cruciales à venir. L’AFP possède dans ses cartons une série de négatifs jamais publiés auparavant sur les préparatifs et son arrivée en France. Le millionième choisi s’appelle Jules Garron.
Retour de Jules Garron, le « millionième rapatrié » au Bourget. 1er juin 1945.
Ni simple soldat, ni officier, c’est un jeune caporal. Photogénique, ce représentant en parfumerie avant la guerre avait le profil du gendre idéal à la ville et à l’écran. Or, les archives nationales sur cette « opération de communication » révèlent que les autorités avaient aussi retenu, en second rôle, un éminent déporté résistant, le médecin strasbourgeois Albert Rohmer. Il reste l’homme invisible du photoreportage de l’AFP ou du film des Actualités nationales alors projeté en première partie dans toutes les salles de cinéma.
L’étude minutieuse des clichés, la plongée dans les archives, la mise en contexte, les témoignages et documents fournis par la famille Rohmer, ont permis de raconter l’histoire singulière de cette mise en scène orchestrée par Henri Frenay, le ministre des Prisonniers, Déportés et Réfugiés, on dit alors les PDR. D’autres épisodes, plus ou moins connus remontent ainsi à la surface avec l’indispensable secours de la littérature ou d’écrits d’éditorialistes, comme Albert Camus ou François Mauriac.
Manifestation de prisonniers de guerre sur les Champs Elysées. François Mitterrand au premier rang (sous le R de la banderole). 2 juin 1945.
C’est un bien curieux cliché qui mit quelque temps, malgré une intuition initiale, à prendre sa place dans le récit des relations houleuses entre le général de Gaulle, à l’époque chef du gouvernement provisoire, et François Mitterrand, qui entame sa carrière politique en s’adossant sur le mouvement des prisonniers de guerre. N’est-ce pas lui qui se trouve au premier rang d’une manifestation d’anciens prisonniers organisée sur la Champs-Elysées, l’axe symbolique de la nation, aux côtés de communistes qu’il me faut identifier ? Les manifestants conspuent Henri Frenay, le grand résistant devenu ministre. Un autre cliché, puis d’autres sous d’autres angles, émergent, inédits. Ils attestent bien de la présence de Mitterrand dans un défilé qui provoque le courroux de Gaulle, et un divorce total avec son futur rival aux présidentielles de 1965.
Léon Blum accueilli par sa famille à son retour de Dachau, en mai 1945.
D’autres photos sont des points d’interrogations. Et donc des points de départ pour restituer un destin, une séquence historique mise en scène par l’image. Pourquoi Léon Blum revient-il de son internement aux abords immédiat de Buchenwald, en Allemagne, sans Janot, la femme qu’il a là-bas épousé ? Ou que penser de cet homme inconnu en tenue de déporté, les bras en croix devant une immense croix, face à la tour Eiffel ?
Messe au Palais de Chaillot. Le révérend-père Michel Riquet (de dos).
Comment, d’abord, ne pas être subjugué par la rigoureuse composition des lignes verticales et d’horizontales cadrées par l’œil du photographe. Cérémonie à l’évidence religieuse, mais mystérieuse. Là encore : pas une précision, pas un nom, pas une date. Seulement une année, 1946, en légende. Mais c’était en juillet 1945 ! Et il s’agissait d’une « messe de réconciliation », oubliée par l’Histoire, organisée par la hiérarchie catholique pour tenter, sans mea culpa, de faire oublier sa compromission pendant l’Occupation. Le personnage mis en avant, vu de dos dans le cliché, est un prêtre résistant déporté, le révérend père Riquet, finalement identifié au terme d’une quête incertaine.
Bien d’autres photos ont résisté à se livrer, à libérer ce qui est en elles enfermé. Les pistes ont été vaines pour retrouver le nom et le destin d’un enfant juif de Buchenwald quittant ce camp en avril 1945 tenu par la main par deux déportés résistants français qui eux ont été reconnus. J’ai aussi malheureusement échoué à trouver l’identité et l’histoire d’une jeune fille, les traits ravagés, entourée par trois femmes aux visages bouleversés, à la sortie d’une gare parisienne.
Retour d’une déportée inconnue dans un gare parisienne.
Dans leur très grande majorité ces clichés et textes des archives sont restés anonymes. La règle le voulait à l’époque. Mais un reportage de quelques clichés montre l’équipe de photographes de l’AFP, les témoins discrets et prolifiques du « retour des absents ». Eléonore Bakhtadze, sans qui ce travail d’exhumation n’aura pu avoir lieu dans les archives photographiques de l’AFP, a aussi pu l’attribuer à Eric Schwab, un des grands photographes qui ont couvert l’ouverture des camps.
Alain Navarro est journaliste au département Edition de l'AFP à Paris. Son livre Le retour des absents est publié chez Stock (2015).
Eric Schwab (arch. privée)
(*) Annette Wieviorka, 1945. La Découverte, Le Seuil, 2005.