Le pianiste en exil
BERLIN - En entrant dans la salle de spectacle, Aeham Ahmad n'a vu que lui. Un piano à queue Bechstein tout beau et tout lustré sur lequel il va jouer ce soir sur la scène de la bien nommée « Port d'attache », une salle de spectacle de Berlin où nous nous sommes donné rendez-vous pour une interview et des essais musicaux.
Moi, je n'ai vu que ses grands yeux de prince. Et son baluchon. Je l'ai reconnu tout de suite, son sac à dos. C'est celui avec lequel il a parcouru, il y a huit mois, les milliers de kilomètres qui séparent Damas de Berlin. En bus cabossé, en rafiot de fortune, en trains crasseux, à pied. Comme des centaines de milliers d'autres Syriens jetés sur les routes de l'exode avec la fuite pour seul projet, et arrivés, hagards et harassés, en Allemagne.
Sur le tortueux chemin de l'exil, Aeham Ahmad a posté sur internet des photos de lui, avec son sac sur le dos, et sa détresse en bandoulière. L'AFP a pu suivre son périple homérique en restant en contact avec lui sur les réseaux sociaux. Cette histoire-là, c'est ma collègue, directrice adjointe du bureau de Beyrouth, Rana Moussaoui qui l'a raconté dans un poignant récit.
Aeham Ahmad était pianiste dans le camp palestinien assiégé de Yarmouk, aux portes de Damas. Il possédait un vieux piano qu'il transportait dans les rues dévastées de son quartier, au milieu des ruines. Les enfants de la guerre formaient alors un cercle autour de lui et chantaient, ensemble, l'espoir. Malgré le siège de l'armée syrienne, les jihadistes de l'organisation Etat islamique (EI), les bombardements et la famine.
Je rencontre le jeune pianiste au keffieh alors qu'il est désormais sollicité de toutes parts, enchaîne les concerts aux quatre coins de l'Allemagne et a reçu un prix pour son engagement en faveur des droits de l'Homme, huit mois à peine après son arrivée ici.
Malgré ces honneurs, il partage avec trois autres réfugiés une chambre dans un foyer de migrants de Wiesbaden, près de Francfort.
Ce qui interpelle immédiatement quand on rencontre ce musicien de 28 ans, c'est sa débordante énergie. Malgré ses drames intimes et ses blessures rentrées. En quittant la Syrie, il a aussi laissé son épouse et ses deux petits garçons. Ils avaient pris la route pour l'Europe tous les quatre ensemble, mais la femme et les enfants ont rebroussé chemin, dissuadés par les multiples dangers du voyage.
A peine installés pour l'interview (moi sur une chaise, lui devant son piano, évidemment), il m'annonce avec un immense sourire et les bras en l'air qu'il a reçu la veille ses papiers de réfugié. Il en avait déjà mais de très provisoires. Maintenant il va pouvoir voir un peu plus loin. Ça tombe bien puisque des concerts sont déjà prévus jusqu'au « mois douze de cette année », comprenez décembre. Aeham Ahmad parle un anglais fleuri aux rondeurs orientales qui ajoute encore à son charme infini.
Il glisse dans notre conversation que le chef de l'Etat allemand Joachim Gauck est déjà venu l'écouter en concert (« le 25 du mois quatre ») et que la chancelière Angela Merkel est annoncée pour un autre rendez-vous musical (« le 31 du mois cinq »). Mais ne vous méprenez pas surtout, « je ne suis pas une star, je suis un réfugié ! ».
Je me dis que son histoire unique, extraordinaire nous raconte quelque chose des bouleversements que connaît l'Allemagne avec l'arrivée des Syriens en exil.
Depuis deux ans, j'ai fait de nombreux reportages dans des centres de demandeurs d'asile à Berlin. Les premiers réfugiés que j'ai interviewés en octobre 2014 étaient hébergés dans une pièce minuscule dans une école désaffectée d'un quartier populaire. Une famille d'ingénieurs et de médecins de Homs, le fils aîné parlait un anglais d'Oxford.
J'étais rentrée de ce reportage bouleversée et à mon chef de bureau qui me demandait comment s'était passée la rencontre, j'avais fait cette réponse: « Durant toute l'interview, je n'ai cessé de penser: ce pourrait être toi ou moi dans ce foyer de réfugiés si la guerre était ici et non en Syrie ».
Dans mes moments de doute, quand certains témoignages recueillis à Berlin me semblaient insoutenables, je pensais à mes collègues de Grèce ou de Turquie qui ont vu l'encore pire du pire, sur les plages de Bodrum ou de Lesbos quand la mer rend les corps des malheureux noyés. Des mères, des petits bébés.
Les réfugiés dorment sur des lits de fortune en Allemagne, mais au pire ils s'en sortiront avec un étirement des lombaires. Ils ne risquent plus la mort. C’est en me répétant cela que, pendant des mois, j'ai colmaté mes brèches émotionnelles face à ces gens rescapés des pires épreuves de la vie.
Mais un jour les réfugiés arrivent en bas de chez moi. Oui. Cent cinquante Syriens, Irakiens, Afghans débarqués de trois bus, un vendredi soir, peu avant minuit. La Ville de Berlin, incapable de gérer les dizaines de milliers de réfugiés qui arrivent alors, a réquisitionné un gymnase sportif situé non loin de mon immeuble pour le transformer en centre d'accueil d'urgence. Dans un invraisemblable chaos.
Les soldats de la Bundeswehr, dépêchés fissa pour aménager le gymnase, n'ont même pas eu le temps de monter les lits superposés Ikea que les autocars pilent devant le portail. Alors pour leur première nuit en Allemagne, hommes, femmes et enfants dorment recroquevillés sur des matelas, à même le sol, sous les panneaux de basket, sans le moindre espace privé, avec leurs rêves rose-bonbon d'une terre promise qui veut bien d'eux.
Au bout de son odyssée, Aeham Ahmad a été envoyé par les autorités allemandes près de Francfort. Il a d'abord vécu dans un ancien motel rouvert pour accueillir des migrants et où, cadeau de la providence, il y avait un piano! Alors il a fait ce qu'il a toujours fait. Il a joué et chanté avec les enfants ballotés sur les routes de l'exil. Il en a consolé, des cœurs meurtris, avec ses chansons sur les montagnes proches de la capitale syrienne et « les doux rêves envolés » de son peuple.
A partir du moment où des migrants s’installent dans le gymnase à côté de chez moi, je ne réussis plus à contenir mon désarroi face au sort des réfugiés. Lire ou entendre les déclarations grandiloquentes de ceux qui évoquent « les flux migratoires » qu'il faut « tarir à la source » ou « juguler » me plonge dans des colères noires. Il est devenu difficile d'écrire sur ces statistiques: un million de migrants en Allemagne, 25.000 arrivées... Les chiffres, ça ne dit rien.
Ces « flux migratoires » ont pris le visage de mes nouveaux voisins: un coiffeur de Bagdad, un chauffeur de la ligne de bus Alep-Homs, un carrossier de Kaboul, une esthéticienne de Damas, un étudiant en informatique de Babylone, un employé syrien d'un atelier de confection d'Istanbul. Et tant de jeunes syriens à peine sortis de l'adolescence qui ont pris leurs jambes à leur cou plutôt que d'aller faire la guerre.
Très vite, certains commencent à me raconter leur histoire tordue (« Daech, c'est ça », et voici qu'apparaît de la manche d'un survêtement une peau lardée de cicatrices). Des téléphones portables sont tirés des poches arrière des jeans pour me montrer les photos d'un père, d'une
mère, d'un frère jumeau (« Comment dit-on en allemand quand on était ensemble dans le ventre de notre mère ? ») restés là-bas, loin.
Je me mets à jouer aux cartes avec eux (ou comment je fais l'apprentissage, somme toute tardif dans mon parcours, des règles du Uno), j'aide certains à s'inscrire aux cours d'allemand et d'intégration ou à se rendre chez le médecin, je sers beaucoup de repas. Nous conversons dans un salmigondis arabo-anglo-allemand sur fond de crin crin arabe sorti d'une chaîne hi-fi en rémission et de stratégies pour esquiver les vélos des marmots qui rejouent l'ascension du Mont Ventoux dans le gymnase. Des relations se sont tissées, de l'affection est née.
Il est impossible de rester indifférent à leur détresse et à leurs larmes. Combien de fois ceux qui à 20 ans sont venus seuls de la Syrie à l'Allemagne ont-ils pleuré sous mon nez? Combien de fois ai-je croisé des regards éperdus de tristesse ou d'ennui? Et il y a tout ce qu'ils ne montrent pas.
Mais il est tout autant impossible de ne pas rire aux larmes avec eux devant toutes nos incompréhensions (« Toi, quand t'es arrivée de France en Allemagne, t'étais réfugiée aussi? ») Il est impossible de ne pas être attendrie par leur débrouillardise. Il faut les voir avec leurs cartes de téléphone Aldi, leurs sacs Lidl, leurs fringues Primark, leurs vélos d'occase achetés au marché aux puces. Il faut les voir rouler leurs clopes, et encore une et une dernière pour repousser l'heure d’aller subir les ronflements du lit du dessus. Il faut les voir tous avec la même coiffure parce que Thamer, le barbier de Bagdad, leur coupe à tous les cheveux gratuitement, mais sans fioritures.
Il faut le voir le jeune Mohamed, 19 ans, repasser les chemises de ses copains parce que depuis qu'il a quitté la Syrie il y a trois ans, il a travaillé pour un salaire de misère dans l'arrière-cour d'un atelier de confection à Istanbul.
Il faut les voir se débattre avec les déclinaisons allemandes, le nez penché sur leurs cahiers d'écolier, en rouge le datif, en vert l'accusatif.
Il faut les voir prendre des poses de matador devant le Reichstag pour des photos postées illico sur Facebook.
Il faut les voir aussi les soirs de match de foot le nez écrabouillé sur leur smartphone, faute de téloche. On hurle en arabe, on gesticule en regardant un Real Madrid-Barcelone.
Il faut voir leur tête quand on leur dit qu'un jour on a interviewé Ribéry et assisté à un match du Bayern à l'Allianz Arena.
C'est grave, des jeunes de 18 ou 23 ans qui, fuyant l'avanie de la guerre, se sont précipités sur des rafiots surchargés en déboursant des fortunes versées à des passeurs véreux pour tenter d'échapper aux bombes.
C'est grave, l'apathie des Européens face au drame de ces jeunes qui ont effectué des marches d'un autre âge pour arriver ici, en Europe, où au mieux on leur a offert un lit de camp et nos fringues démodées. Jusqu'où faudra-t-il aller pour que nous ouvrions enfin les yeux?
Le soir de notre interview, quand je vois Aeham Ahmad grimper sur la scène de ce théâtre, dans un pays riche et en paix, quand je vois ce public allemand, qui d'ordinaire corsète ses émotions jusqu'à l'extrême, l'ovationner et le rappeler par deux fois sur scène, me revient en mémoire une autre scène, dans Yarmouk en ruines.
C'est une vidéo que l'on trouve sur internet. Son keffieh enroulé autour du cou, il joue du piano devant la boutique familiale abîmée, dans une rue dévastée par les obus. Un drapeau palestinien flotte au vent. Son père, aveugle, l'accompagne au violon.
Autour de son vieux piano, ses copains se sont rassemblés. Certains se tiennent par les épaules. Le plus vieux doit avoir 25 ans. Ils chantent dans ce champ de ruines. Je sais que depuis certains sont morts, c'est Aeham qui me l'a raconté, en cachant ses larmes.
Je me demande où il trouve tout ce courage. Malgré le désespoir de tout son peuple. Je crois que la réponse se trouve dans son piano, « il est mon cœur, ma vie! », m'a-t-il confié, en me regardant avec ses grands yeux de prince.
Quand, le matin très tôt, j'attends le métro pour me rendre à l' AFP, j'entends parfois dans mon dos des «Yannicka, Yannicka!» (jamais réussi à leur faire accepter qu'il n'y avait pas de « a » à mon prénom). Mes voisins.
Je leur lance des « Salam Aleykoum » en riant, ils me répondent des « Wie geht's Dir? » (« Comment vas-tu? ») dans leur allemand tout neuf en me tombant dans les bras avec cette chaleur orientale qui adoucit tant de grisailles intérieures.
Je m'en vais écrire des dépêches sur les réfugiés, ils s'en vont faire la queue, avec leur numéro de passage, devant l'administration chargée d'étudier leur demande d'asile.