Histoire de deux Allemagnes

BERLIN, 20 janvier 2016 – Pour la stable et prospère Allemagne, 2015 a été une année de folie. L’afflux sur notre sol de plus d’un million de réfugiés a engendré de remarquables réactions d’humanité, mais aussi réveillé des craintes que l’on croyait depuis longtemps éteintes. Et la façon dont le pays a sonné les douze coups de minuit, le 31 décembre à Cologne, n’augure rien de bon pour l’année qui commence. 2016 verra-t-elle le retour des angoisses existentielles les plus hideuses chez les Allemands?

Je me pose cette question en tant que journaliste, mais aussi en tant que citoyen allemand qui vient de rentrer dans son pays après plus d’un quart de siècle à l’étranger. Je me demande si l’Allemagne, qui a surmonté la honte de la Shoah pour renaître en tant que démocratie libérale exemplaire, trouvera la force nécessaire pour résister, garder espoir et rester accueillante.

Je crois que tout le pays se pose la même question. Et jusqu’à présent les éléments de réponse sont mitigés.

Interpellation devant la gare centrale de Cologne dans la nuit du 31 décembre 2015 au 1er janvier 2016 (AFP / Markus Boehm)

L’année 2016 vient de démarrer, et l’Allemagne est saisie d’effroi face à une série de nouvelles horribles qui ont déclenché un débat très émotionnel sur la crise des réfugiés, ses causes, ses conséquences, et la façon d’y faire face.

Depuis les événements choquants de la nuit du Nouvel-An, les esprits se sont enflammés. A Cologne, une foule d’un millier d’hommes, pour la plupart originaires du Maghreb et d’autres régions du monde arabe, s’est livrée à une hallucinante série d’agressions sexuelles et de vols en réunion pendant les célébrations de la Saint-Sylvestre. La police, d’abord impuissante à contrôler le chaos, a ensuite essayé de prétendre que rien ne s’était passé. A l’heure où j’écris, au moins 766 plaintes ont été déposées, dont près de 500 pour violences sexuelles. Sous pression, le gouvernement a fait tomber des têtes, promis un durcissement de la loi et annoncé plus de présence policière. Beaucoup craignent que Cologne ait constitué un « point d’inflexion », le moment à partir duquel le soutien au « rendez-vous avec la mondialisation » promis pour l’Allemagne par l’équipe de la chancelière Angela Merkel aura fait long feu.

La gare centrale de Cologne, le 13 janvier 2016 (AFP / Patrik Stollarz)

Les turbulences de ces derniers mois ont engendré, en Allemagne, le meilleur comme le pire.

Commençons par le meilleur, à savoir tous ces gens qui, mus par le credo selon lequel « aucun être humain n’est illégal », ont accueilli les réfugiés fuyant les massacres en Syrie ou ailleurs avec des efforts de bonne volonté sans précédent.

De citoyens ordinaires à activistes

Il n’y a pas que les foules enthousiastes, naïves selon certains, que l’on a vu se rassembler dans les gares en septembre pour acclamer les réfugiés quand le flux était déjà impressionnant, avec plus de 20.000 arrivées enregistrées chaque jour. Il y a aussi tous ces citoyens « ordinaires » qui se sont spontanément mis à faire la cuisine dans les centres d’accueil, à donner des vêtements ou à prodiguer des soins médicaux gratuits. Il y a tous ces enfants immigrés qui ont joué les interprètes pour les réfugiés arabophones, tous ces professeurs à la retraite qui se sont mis à donner des cours d’allemand, toutes ces écoles qui ont transformé leurs gymnases en dortoirs.

Une bénévole accueille des demandeurs d'asile à la gare de Schoenefeld à Berlin, le 24 décembre 2015 (AFP / John MacDougall)

Si l’administration a parfois été prise au dépourvu, des milliers d’Allemands à qui il n’était jamais venu à l’esprit de se lancer dans l’activisme se sont organisés, sur les réseaux sociaux ou au sein d’associations communautaires, pour pallier les carences. A Berlin, devant le sinistre centre d’enregistrement pour réfugiés de Lageso où des familles désespérées devaient faire la queue sous la pluie pendant des jours, j’ai vu des jeunes chômeurs passer avec des caddies pour distribuer bouteilles d’eau et bananes. Ils disaient qu’ils avaient le temps, et que c’était la bonne chose à faire. Pour eux, l’image du corps du petit Aylan sur une plage de Turquie représentait bien plus qu’une triste nouvelle parmi d'autres.

Voilà pour le meilleur, et j’espère que cette vague de comportements positifs persistera. Mais il y a aussi le pire, et même l’encore pire.

Un demandeur d'asile prend un selfie avec la chancelière Angela Merkel dans un camp de réfugiés à Berlin, le 10 septembre 2015 (AFP / DPA / Bernd von Jutrczenka)

Car on a aussi assisté en Allemagne à une montée de la xénophobie et à un renforcement du parti populiste de droite Alternative pour l’Allemagne (AfD) dont la rhétorique du style « pas de mosquée dans mon quartier » s’apparente à celles du Front national français ou de l’Américain Donald Trump. Les derniers sondages lui attribuent environ dix pour cent des intentions de vote. Angela Merkel, qui peine à promouvoir des solutions à l’échelle européenne pour réduire le flux des migrants, peut s’estimer heureuse que les prochaines élections nationales n’aient lieu que fin 2017, même si elle devra affronter plusieurs scrutins régionaux en mars.

Terreur néo-nazie

Passons maintenant à l’encore pire. J’appellerai cela une vague de terreur néo-nazie, une forte recrudescence des passages à tabac d’étrangers ou des incendies de foyers de migrants dont les façades se retrouvent parfois maculées de croix gammées. Le tout tandis que le vitriol d’extrême-droite se propage à grande vitesse sur les réseaux sociaux et dans la rue.

Manifestation d'extrême-droite à Dresde, le 7 décembre 2015 (AFP / Sebastian Kahnert)

Le 9 janvier, j’étais à Cologne pour couvrir une manifestation du Pegida contre le « jihad du sexe » et les « réfugiés violeurs » devant la cathédrale gothique, emblème de la ville et de l’héritage chrétien de l’Europe, près de laquelle la vague d’agressions de la nuit du Nouvel-An avait eu lieu. Pegida est l’acronyme de Patriotische Europäer gegen die Islamisierung des Abdendlandes (« Européens patriotes contre l’islamisation de l’Occident »). Ce mouvement dont le nom renvoie à l’imagerie médiévale des croisades a vu le jour à Dresde, dans l’ancienne Allemagne de l’Est communiste, une région encore à la traîne économiquement par rapport à l’ouest et où il n'existe aucune tradition d’immigration à grande échelle.

Couvrir un rassemblement du Pegida suppose de s’immerger dans une foule hostile, qui considère les journalistes comme des agents de l’élite politico-médiatique qui a trahi le pays en le vendant aux envahisseurs étrangers sous couvert de multiculturalisme. Un de leurs slogans est « Luegen-Presse, auf die Fresse ! » qui peut se traduire par « presse menteuse, on te cassera la gueule ».

Manifestation du mouvement d'extrême-droite Pegida à Leipzig, le 11 janvier 2016 (AFP / Tobias Schwarz)

A Cologne, la manifestation s’est terminée par des affrontements entre les policiers et des extrémistes qui leur criaient « où étiez-vous le soir du Nouvel-An ? » Bouteilles de bière contre gaz lacrymogènes. Le lendemain, des ratonnades ont éclaté dans la ville. Au cours de l’une d’elles, vingt-cinq individus se sont lancés à la poursuite d’un homme d’apparence africaine croisé au hasard dans la rue. La victime a fini par chercher refuge auprès d’un groupe de six Pakistanais, et la horde d’assaillants a rossé tout le monde à coups de poing et de pied.

Pourquoi les néo-nazis allemands ? me demande-t-on souvent. En tant qu’Allemand ayant assisté à la chute du mur de Berlin sur son téléviseur depuis un faubourg de Sydney, ma réponse est généralement : « c’est compliqué… »

Un réfugié et son enfant arrive à la gare de Schoenefeld à Berlin, le 24 décembre 2015 (AFP / John MacDougall)

Je ne prétends ni justifier, ni même comprendre, ce qui peut bien traverser l’esprit malade d’une personne qui met le feu à un immeuble où dorment des enfants, ou qui pourchasse quelqu’un dans la rue avec une batte de baseball à cause de la couleur de sa peau. Je suppose que certains ont écouté trop de récits de la guerre de la bouche de leurs grands-pères. D’autres sont peut-être attirés par le désir de briser un des derniers grands tabous de la société allemande. Je pense aussi que la haine et la violence, dans presque tous les cas, prennent racine dans la peur. La terrible histoire de l’Allemagne est là pour en témoigner.

Vergangenheitsbewaeltigung

Dans les écoles allemandes, en politique, dans les médias et dans les arts, l’Holocauste est abordé avec honnêteté et en profondeur depuis des décennies. Il existe dans la langue allemande un mot de huit syllabes pour désigner cela : Vergangenheitsbewaeltigung, dont la traduction la plus proche est «surmonter le passé». La leçon fondamentale de ce processus d’introspection tient en deux mots : Nie wieder, « jamais plus ».

Des réfugiés sont escortés par la police allemande après avoir franchi la frontière en provenance d'Autriche près de Wegscheid, en Bavière, le 1er novembre 2015 (AFP / DPA / Sebastian Kahnert)

Quand j’ai quitté l’Allemagne en 1985, mon pays était coupé en deux par une Guerre froide qui semblait ne jamais devoir se terminer, il n’y avait que trois chaînes de télévision et j’écoutais le tube « 99 Luftballons » de Nena sur vinyle. Il n’y avait ni internet, ni Skype, ni téléphones portables.

Guerres lointaines et apocalypse climatique

Aujourd’hui nous avons des centaines de chaînes de télévision et une infinité de chaînes YouTube. Les derniers vestiges du mur de Berlin sont une attraction touristique, j’ai 45 ans et je dois chercher sur Google pour savoir quelle chanson est en tête du classement cette semaine. Nous vivons dans un monde interconnecté de sept milliards d’individus et nous n’avons qu’une faible emprise sur les systèmes ultra-complexes qui gouvernent nos existences, des microprocesseurs aux chaînes d’approvisionnement en passant par les transactions boursières à haute fréquence. Nous sommes bombardés d’informations sur des guerres lointaines et des prophéties d’apocalypse climatique qui promettent d’accroître encore et encore le flux des réfugiés.

Des migrants font la queue devant un centre d'enregistrement à Berlin, le 5 janvier 2016 (AFP / Tobias Schwarz)

Si l’extrême-droite est devenue aussi puissante à travers l’Europe, j’imagine que c’est parce que beaucoup de gens sont profondément déstabilisés par la vitesse de tous ces changements. Pour quelques uns, ceux qui sont au sommet de la vague, la mondialisation signifie des sushis au déjeuner, un poste de travail à l’étranger et un style de vie cosmopolite et nomade. Mais pour d’autres, elle s’apparente à un travail perdu pour cause de délocalisation dans un endroit lointain ou à des prestations sociales revues à la baisse. Le changement leur fait peur, car ils craignent que les choses empirent encore, et certains sont tentés d’épouser les causes les plus haineuses ou violentes. Certes, les Allemands vous diront que contrairement à ce qui se passe dans d’autres démocraties d’Europe, aucun parti d’extrême-droite n’a jamais dépassé ici la barre des cinq pour cent des voix qui lui permettrait d’être représenté au parlement. Cela durera-t-il ? En tout cas je l’espère.

En tant que journaliste, je continuerai à couvrir cette crise des réfugiés sous tous ses aspects : le bon, le mauvais et l’encore plus mauvais. En souhaitant, en tant que citoyen, que la peur et la haine ne l’emporteront pas, que la stable et prospère Allemagne saura punir les crimes sexuels, racistes et autres sans distinction entre ceux qui les commettent, tout en continuant à accueillir sur son sol tous les êtres humains qui en ont désespérément besoin. Comme le disait le jeune avec son caddie, c’est la bonne chose à faire.

Frank Zeller est un journaliste de l’AFP basé à Berlin. Ce texte a été traduit par Roland de Courson à Paris (lire la version originale anglaise).

Des migrants franchissent la frontière austro-allemande près de Wegscheid, le 21 novembre 2015 (AFP / DPA / Armin Weigel)