A Damas, les multiples visages de la peur
DAMAS, 24 sept. 2013 – J’avais douze ans quand la guerre civile dans mon pays, le Liban, s’est terminée. Mes souvenirs des dernières années du conflit sont assez nébuleux. Je me rappelle tout de même clairement les multiples détours que nous faisions pour éviter les routes dangereuses, les barrages de miliciens, les minutes qu'on comptait la peur au ventre, couchés derrière un sofa, le temps qu'un missile s'abatte tout près de nous…
Je me souviens aussi des parties de cartes dans les abris et des jours heureux où l’on nous annonçait qu'on ne pouvait pas aller à l'école. Et bien sûr, du centre-ville de Beyrouth au début des années 1990, enfin en paix mais détruit, infesté d’herbes folles et de chiens errants. En 2008, lors du coup de force du Hezbollah, apercevoir depuis le balcon du bureau de l’AFP des hommes armés dans les rues désertes m’a brusquement replongée dans ces années noires.
En arrivant à Damas début septembre pour une mission de dix jours, je n’aurais donc pas dû être surprise outre mesure par le bruit des bombardements lointains, par les barrages, par les civils armés se baladant dans les rues et les souks. La ville a changé de visage. Aux checkpoints, les militaires vous demandent de baisser les feux, de cesser de parler au téléphone. Les bruits des bombes font encore sursauter les journalistes, plus les Damascènes. Mais ce sont surtout les habitudes qui ont changé, et c’est sans doute cela le plus triste. On sent que la guerre s'est glissée insidieusement dans une ville qui se sentait encore, quand je m'y suis rendue en 2011, hors d'atteinte du confit.
Bien sûr, comparé aux autres régions de Syrie, où des villes entières ont été aplaties par les bombardements de l'armée ou défigurées par les belligérants, où des dizaines de milliers d’habitants ont dû fuir pour s’entasser dans des camps de réfugiés, où il n'y a plus ni eau ni nourriture, Damas apparaît encore comme un havre de sécurité.
Dans la journée, les rues sont aussi embouteillées qu’avant la guerre. On y voit les mêmes gens qui se pressent chez leur marchand favori d'épices ou de thym à Souk al-Hamidiyé, les mêmes jeunes dans les cafés de narguilé à Kassaa et ailleurs. Mais ce semblant de normalité est ponctué par des scènes familières dans tout pays en conflit: les files d'attente devant les boulangeries et les stations d'essence et, surtout, les rues désertes sitôt la nuit tombée. Alors que Damas, comme toute vraie ville arabe, ne dormait jamais…
Marcher dans la rue après 22h00 se révèle être une expérience surréaliste. Régulièrement, des hommes armés vous hèlent pour vous demander vos papiers même si vous marchez sur le trottoir opposé. Il y a aussi ces tragédies qui se cachent: celles des centaines de familles de déplacés venus de Homs, ou de l'est de la province de Damas, et qui survivent dans des chambres d'hôtels de misère dans des quartiers populaires, grâce à la charité des uns et des autres.
Sans oublier l'artisan à Bab Charqi, dans le Vieux Damas, qui pleure les touristes d'antan et les savons et les foulards en soie qui lui venaient d'Alep, et qui n'ouvre plus que deux heures par jour. Les parents accablés par la flambée des prix pour la rentrée scolaire. Le coiffeur dont les aides sont la plupart du temps absents «car ils viennent des banlieues», où les combats font rage.
Les banlieues... Ces bastions des rebelles, hors d’atteinte pour une journaliste comme moi, entrée en Syrie avec un visa officiel. Je ne peux qu’imaginer les horreurs qui y sont commises.
L’accès à ces banlieues depuis le centre-ville est bloqué par des barrages, parfois même par des barrières en béton, comme celle que j'ai vue à la périphérie de Jobar. Du coup, Damas semble soudain plus petite. Ses frontières se sont rétrécies et la route qui mène chez «l’autre» est désormais un no-man's land.
La psychose est palpable. Notamment chez les chauffeurs de taxi qui vous parlent de «terroristes» cachés derrière les murs, et qui paniquent à l'idée de vous emmener à un restaurant de la vieille ville tard dans la soirée.
La peur a de multiples visages à Damas: la peur des services de renseignements est toujours là, bien sûr. Tenter de faire un «micro-trottoir» dans les rues est au moins aussi difficile qu’avant. La plupart des gens vous répètent inlassablement la rhétorique du régime. D'autres se refusent à parler devant la caméra. A plusieurs reprises, des agents de sécurité, mais aussi de simples civils, viennent nous demander ce qu’on fait là, exigent de voir notre autorisation de filmer ou, plus gênant, nous demandent ce que nous ont répondu les gens…
Mais aujourd'hui, après deux ans et demi de conflit, il y a aussi cette peur chez les Damascènes que leur ville ne devienne un nouveau Homs, un nouvel Alep, une ville brisée par la violence. Même des gens qui souhaitent secrètement la chute du régime craignent que des affrontements n'éclatent dans les rues. D'autres sont convaincus que les rebelles attendent avec impatience d’effectuer une percée dans la capitale pour venir les massacrer.
J’avais toujours espéré que la Syrie serait épargnée par la guerre. Les Syriens sont un peuple empreint de bonté, de simplicité et même parfois d’une naïveté rafraîchissante. Je souhaitais de toutes mes forces qu’ils ne deviennent jamais comme nous, les Libanais, tellement habitués aux bombardements et aux voitures piégées que nous en sommes devenus cyniques.
Mais la guerre ne vous rend pas seulement cynique. Elle engendre aussi, même après la fin du conflit, des haines extrêmes qu'on enfouit pendant des années et qui menacent à chaque instant de vous éclater à la figure. Telle sera, je le crains, la Syrie de demain. Au Liban, on ne connaît cela que trop bien.
Rana Moussaoui est correspondante de l'AFP à Beyrouth.