Le jour où j’ai vu mon pays mourir
BELGRADE - Ce 25 juin 1991, j'attends mes bagages à l'aéroport Brnik de Ljubljana, en compagnie des passagers du vol en provenance de la capitale fédérale Belgrade. Je viens couvrir pour Radio Yougoslavie et une petite radio FM parisienne la proclamation d'indépendance de la Slovénie, qui doit être annoncée le lendemain. La Slovénie, une des six Républiques qui composaient la Fédération yougoslave, le pays où je suis né.
Comme les autres passagers, mes soucis sont terre à terre. J'attends mes valises sans savoir si elles déboucheront du côté des vols internationaux ou de celui des vols nationaux, à l'autre bout de cette bâtisse rectangulaire. Les voyageurs s'amusent de leur confusion. Mais les autorités aéroportuaires de Ljubljana n'ont pas encore acté l'indépendance slovène: les bagages apparaissent sur le tapis des vols nationaux.
Personne, moi compris, ne croit en la fin imminente de cette Fédération bâtie et dirigée jusqu'à sa mort en 1980 par le maréchal communiste Josip Broz Tito.
Je rejoins mon complice que j'assisterai pour cette couverture, Xavier Gautier, du Figaro, depuis décédé. La Ljubljana que nous découvrons est sereine, festive, joyeuse, comme savent l'être ces villes de la périphérie de la Mittel Europa. Elle est déjà parée des drapeaux de la République de Slovénie. Les autorités indépendantistes ont pris de court Belgrade en proclamant l'indépendance un jour avant la date annoncée. La bière coule à flots, des rires résonnent dans les rues, l'avenir semble radieux.
Cette liesse paraît aujourd'hui surréaliste: cette soirée est le premier acte d'une désintégration qui fera en moins d'une décennie plus de 130.000 morts dans le pays où j'ai grandi après quelques années d'enfance en France.
Le lendemain de mon arrivée, avec Xavier, nous faussons compagnie à la meute de journalistes venus assister aux cérémonies d'indépendance. Nous voulons voir ce qui se passe à la frontière et transmettre nos papiers depuis l'Italienne Trieste, à moins de 100 kilomètres de Ljubljana. Si nous pouvons le faire face à l'Adriatique, au soleil, assis autour d'un espresso, la journée sera réussie...
Au poste-frontière de Sezana-Fernetti, nous constatons que les panneaux frappés de l'inscription SFRJ (République Fédérale Socialiste de Yougoslavie) ont disparu. De même que les drapeaux yougoslaves, avec leur étoile rouge au milieu des trois lignes horizontales bleu, blanc, rouge. En lieu et place, les drapeaux de la Slovénie indépendante et des panneaux « République de Slovénie ». Aucun signe de tension n'est perceptible.
Il est environ 10h00. Nous arrivons sur la place Ponte Rosso de Trieste, baignée par un tendre soleil de juin. C'est là que j'apprends que la guerre a éclaté dans mon pays.
Un Italien m'interpelle en serbo-croate: « On tire chez vous! » Nous courons à la voiture, nous précipitons vers la frontière où des colonnes de voitures sont déjà empêchées de passer par des policiers italiens paniqués, certains munis d'armes automatiques. On ne passera pas par Sezana. Il faudra trouver un deuxième poste-frontière, beaucoup moins connu.
Au premier village, en bord de route, un char T-84 de l'armée yougoslave (JNA) est abandonné, premier signe visible vu d'une guerre qui ne quittera plus les Balkans pendant près de dix ans.
Des enfants l'ont escaladé et jouent dessus, insouciants. Les villageois expliquent que les soldats, des appelés de 18 ans, ont simplement abandonné leur blindé. Que je sois serbe n'entraîne aucune agressivité de leur part. Une étonnante politesse que je constaterai durant cette courte guerre de Slovénie, y compris de la part des soldats des deux camps.
Quelque kilomètres plus loin, sur la route vers Ljubljana, nous tombons sur une colonne de la JNA: blindés, camions, transporteurs de troupes. Nous les suivons sans trop réfléchir, même lorsqu'ils abandonnent l'asphalte pour des chemins de terre. L'officier ne s'aperçoit de notre présence qu'après avoir donné l'ordre à la colonne de s'arrêter en pleine campagne dans un champ face à la frontière italienne. Son ton est autoritaire mais poli: « Vous devez partir, ça va devenir sérieux", prévient-il ». On s'exécute.
De retour à Ljubljana, c'est une autre ville que nous découvrons, sous tension. Les rues sont quasi désertes, des barricades de fortune sont installées aux carrefours stratégiques, on entend des tirs. A l'hôtel, les journalistes, dont l'équipe de l'AFP (Nicolas Miletich et Viktoria Stegic), sont scotchés aux bulletins des radios et télévisions. Les incidents se multiplient sur le territoire de la petite république alpine. C'est bien une véritable guerre, une guerre que tout le monde voulait croire impossible, qui démarre.
La JNA veut se déployer aux frontières, en prendre le contrôle pour assurer le maintien de l'intégrité territoriale de la fédération. Nous ne le savons pas encore, mais cette stratégie échouera face à la détermination des forces slovènes, mais encore plus en raison de la discorde entre les dirigeants de Yougoslavie. La Croatie, elle aussi, a proclamé son indépendance.
La nuit est tendue, parsemée de tirs. Le lendemain matin, la tension se renforce encore. Devant le centre de presse installé dans les sous-sols de la place centrale à Ljubljana, j'écoute les sirènes hurler pour annoncer les chasseurs bombardiers de l'armée fédérale. La peur et la colère se lisent dans les yeux des civils qui fuient vers les refuges. A ce moment, je réalise que le point de non-retour a été franchi. Mon pays va disparaître.
Xavier, qui a l'expérience des conflits, suggère de rejoindre l'aéroport, convaincu que les forces fédérales vont tenter d'en prendre le contrôle. Toute la journée, par toutes les routes, chemins et sentiers imaginables, nous tentons de nous approcher de ce bâtiment où à peine 48 heures plus tôt j'attendais mes bagages en plaisantant.
Nous y parvenons en fin d'après-midi. Le bâtiment est désert, à part un groupe d'une vingtaine de journalistes, locaux pour la plupart. Des Mig-21 de la JNA le survolent à très basse altitude. Nous les regardons depuis la terrasse sur le toit. Nous apercevons aussi des troupes slovènes déployées aux environs.
Dans un bureau de l'aéroport, je trouve un téléphone en état de fonctionnement et j’appelle ma rédaction à Belgrade. Subitement, des feux nourris d’armes automatiques éclatent. Je tends l'écouteur par la fenêtre. Au tour de mes collègues restés à Belgrade de réaliser la gravité de la situation.
On ne voit rien de ce qui se passe. Les tirs se poursuivent une bonne quarantaine de minutes. Puis tombe un silence de mort. Rien ne bouge, la nuit tombe et, avec elle une pluie battante. Nous sommes coincés.
Un groupe de confrères part inspecter les lieux en quête de nourriture et de boissons. Nous établissons notre QG dans le bureau du patron de l'aéroport, d'où nous suivons les informations à la télévision. De basse intensité, le conflit se généralise. Mais aucune info sur les accrochages de l'aéroport. Xavier nous recommande de ne pas bouger: « Si vous étiez une sentinelle armée ce soir, dehors sous la pluie, et après ces accrochages, et que vous voyiez des lumières de voitures s'approcher, que feriez-vous: tirer d'abord et poser des questions ensuite, ou le contraire ? »
Nous nous installons inconfortablement sur des fauteuils. A l'aube, à l'exception d'un autocar calciné, aucune trace des affrontements. Tout a l’air désert, les forces armées semblent s’être évanouies.
Après une soixantaine de morts et dix jours de conflit, les forces yougoslaves décident de se retirer de la Slovénie. Cette guerre-là est finie. Mais ce n'est que le début du cauchemar yougoslave. Avec Xavier, nous prenons la route pour la Croatie, peuplée d'une importante minorité serbe, orthodoxe, qui rejette l'indépendance voulue par la majorité croate catholique. Ce conflit-là fera quelque 20.000 morts jusqu'en 1995. En Bosnie, ce seront plus de 100.000 morts. Puis viendra à la fin de la décennie la guerre du Kosovo et le bombardement de ma ville, Belgrade, par les forces de l'OTAN, que je couvrirai pour l'AFP, que je rejoins en décembre 1991.
En Slovénie, j'ai vu le début de la dissolution dans le feu et le sang de la Yougoslavie, un pays qui fut imaginé comme un ensemble idéal de peuples vivant en fraternité.